L’habitation djerbienne (Tunisie)

Figure 1 – Carte de l’île.

On trouve rarement des îlots pendant des siècles à l’abri des vagues niveleuses des “invasions étrangères”; l’Histoire est là pour nous dire que la Tunisie fut un couloir de passage pour les envahisseurs venus “de l’est lointain” et qu’en tant que promontoire “jeté” au milieu de cette marmite méditerranéenne, où bouent depuis plus de 2.000 ans des civilisations diverses et “heurtées”, elle n’a cessé de subir des influences extrêmement diverses. L’Algérie et le Maroc, grâce à leurs régions montagneuses et retirées ont conservé des centres “primitifs”. En Tunisie, je ne pense pas qu’en dehors de l’ile de Djerba on puisse trouver un ensemble autochtone qui se soit maintenu non seulement dans une pureté ethnique relative, mais encore avec ses traditions fondamentales. On peut, pour Djerba, citer le mot de Masqueray : « notre bonne fortune nous a conservé la comme un fragment de haute antiquité ». Sur les rives du continent qui font face à l’ile. le nomadisme tache la steppe de ses tentes sombres et élève les greniers fortifiés de Métameur et de Medenine, Djerba, au contraire, essaime sporadiquement ses habitations sur la totalité des 225 km2 de sa superficie. Identique, quant à sa formation géologique, au climat, à sa pénurie d’eau potable, à son exposition aux vents dominants, l’ile n’est qu’un fragment du continent (fig. 1), séparé de lui par quelques centaines de mètres au point le plus proche. D’un côté, une steppe que la paix peuple péniblement de jeunes oliviers, de l’autre, une ile bourrée d’habitants (l’habitant pour 0,4 hectares) on l’on sent une présence humaine très ancienne et encore bien vivante, où la série des traditions relatives à son établissement révèle plus de choses que la documentation écrite “dite historique”, où sous nos yeux se déroule une tranche du passé extrêmement significative.

Figure 2 – Menzel de Zarzis.

Le premier acte de l’homme est d’assurer son gite et il le fait en suivant des lois le plus souvent inconscientes, agissant selon une tradition dont il a perdu même le souvenir des origines. C’est pour cela que l’habitation est révélatrice de la race, du passé, des coutumes et de l’histoire des hommes. Si l’on élimine de Djerba l’impossible style européen du début du siècle et les atrocités rares, il est vrai, de l’architecture administrative, nous nous trouvons en présence d’un ensemble typique qui ne peut se retrouver ailleurs. Certes les paysages de Zarzis (fig. 2). de Zliten et d’autres coins du rivage des Syrtes rappellent Djerba, mais renseignements pris, nous nous trouvons en présence d’émigrations djerbiennes sur le continent, émigrations récentes à l’échelle historique. Un fait domine : à l’exception des deux bourgades israélites, Hara Kebira et Hara Sgira (et aussi de l’ancien emplacement de cette dernière). il n’existe dans l’ile ni village ni encore moins de ville proprement dite. Houmt Souk débarrassé de sa gangue européenne n’est plus qu’un groupe de caravansérails autour d’un souk restreint, sans aucune habitation proprement dite (fig. 3). Il en est de même de Midoun, d’El May. d’Adjim, de Cédouikech, qui, à l’heure actuelle, trompent l’œil en groupant écoles, poste, marché, pompes à essence et entrepôts, le long de Ia route. Otez l’apport européen du dernier siècle et Djerba apparait telle qu’elle fut durant des siècles : un puzzle de jardins et d’olivettes renfermant chacun son habitation: le menzel. Sa vision aérienne rappelle certaines préparations microscopiques où l’on aperçoit les cellules et leur noyau : les cellules? les propriétés; les noyaux? les menzel.

Figure 3 – Vue aérienne de Houmt-Souk.

Et la comparaison est d’autant plus juste que si l’on enlève le modeste réseau routier de l’ile, il ne reste plus que cet assemblage de nucléoles verdoyantes, ceinturées du vert plus bleu des tabia de cactus avec a l’intérieur, au hasard des plantations, la tache blanche du Menzel. A ma connaissance pas un seul ethnologue ne s’est penché sur la singularité du Menzel djerbien. Les linguistes nous donnent une poétique explication du mot explication au demeurant exacte : Menzel vient du mot n – z – l. qui signifie “camp provisoire” (campement où l’on fait cuire le thé, ou l’on mange des aliments déjà préparés et où l’on ne dort qu’une nuit, très exactement). Les Djerbiens appelleraient ainsi leurs demeures pour signifier la précarité de la vie terrestre en comparaison avec la vie future. Les littérateurs font étalage de leurs impressions et parlent de “fermes fortifiées”, de style “abyssin” ou “égyptien”. Les architectes y ont puisé des idées de formes extérieures; les cinéastes y ont trouvé des décors “rationalistes” ; les artistes un retour conscient à l’étude des volumes et des lignes; les historiens ont parlé du fameux « mystère lybien ».

Il semble que, favorisés par un climat très doux et possesseurs de terres fertiles à l’abri des incursions par suite de leur qualité d’insulaires, les habitants de Djerba aient, des l’antiquité, habité des maisons construites en pierres. A l’époque romaine, les hauts fonctionnaires et les riches commerçants de l’Ifriqiya et de la Byzacène avaient accoutumé de venir oublier chaque année à Meninx puis Girba, pendant quelques semaines, les soucis des affaires, et il n’est pas exagéré de supposer que la capitale, de même que les autres villes principales : Tipasa. Haribus, Thour et Uchium, devaient renfermer des villas somptueuses, analogues à celles que les hiverneurs habitaient ordinairement dans le nord du pays. Les belles mosaïques découvertes à Meninx, ainsi que les vestiges épars ça et là dans la campagne djerbienne, appuieraient, s’il en était besoin, cette hypothèse. Vandales et Hilaliens durent accomplir à Djerba, comme dans le reste de la Tunisie, leur œuvre dévastatrice. Cependant, soit qu’ils fussent pressés de remonter vers le nord, soit que les autochtones, suffisamment nombreux et armés leur en aient imposé, il ne semble pas que l’ile de Djerba ait subi les destructions systématiques qui marquèrent le passage des hordes conquérantes dans leur course vers les riches capitales. C’est ainsi que bon nombre d’oliviers millénaires aux troncs énormes et comme on n’en rencontre nulle part ailleurs dans le sud, continuent à étendre sur le sol leur ombre bien faisante. Les Djerbiens ont-ils toujours, depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne, habité des maisons de pierres? On ne saurait le dire. Mais ce qui est certain c’est que depuis des siècles, ils vivent confortablement dans des maisons dont l’architecture n’a pas varié.

Figure 4 – Menzel

De loin, le menzel djerbien offre l’aspect d’une jolie villa perdue dans la verdure et les fleurs (fig4). Presque toutes les maisons de l’île se ressemble. Néanmoins quelques détails architecturaux peuvent être observés plus fréquemment dans certaines régions que dans d’autres. Toutes dérivent de la maison romaine: cour centrale entourée des bâtiments d’habitations, type de maison généralisé en Afrique du Nord. La disposition des pièces ne varie guère la disposition des ghorfa et des coupoles permet une classification. A signaler toutefois les menzel fortifiés de la région d’Adiim aux murs plus épais et où les ghorfa forment bastion. Autrefois les nomades du continent faisaient des incursions fréquentes à Djerba (Adiim est la région la plus proche du continent). Le rôle des châteaux fort de notre moyen âge était dévolu aux mosquées fortifiées qui comportent encore créneaux, machicoulis et meurtrières dans le mur d’enceinte mais la région proche des plages de débarquement devait posséder des constructions assez solides pour permettre de résister aux envahisseurs et de tenir tête jusqu’à ce que les hommes des districts voisins eussent le temps d’arriver. Le menzel, d’autre part, forme un tout s réservé à la vie familiale; alors que, dans d’autres régions, le bâtiment originel s’entoure de constructions diverses dues au hasard (accroissement de la famille, nécessités de travail. hangars, ateliers, huileries, dépôts, etc.. qui, sur le plan, le font ressembler à un cactus qui ajoute feuille sur feuille, au petit bonheur, sans plan d’ensemble), le menzel atteint une formule “définitive”. Pas d’atelier annexe, pas de pièces réservées à d’autres activités que celles de la vie familiale. Il comporte tout ce qui est nécessaire pour la vie de famille et rien de plus. Les ateliers de tissage ou de poterie sont groupés loin des habitations. Les souks sont à un bout de l’île. Les huileries, les fours à chaux et a plâtre, près des “carrières”, le magasin à paille à l’extrémité de la parcelle près de l’entrée, la “maison des étrangers”, tout auprès, loin du menzel, si la famille s’agrandit, si une domesticité plus importante est nécessaire, le Djerbien bâtit un autre menzel sur une autre parcelle. Il ne lui viendrait pas l’idée d’ajouter une aile au groupe de bâtiment existants, d’y adjoindre un atelier, d’y accoter une grange, de le surélever d’un étage. Comme les abeilles dont il possède nombre de qualité, il bâtit une nouvelle cellule semblable à la première. Incapacité? Sagesse peut-être. Le menzel est un tout parfaitement équilibré. La contenance de sa citerne correspond exactement à l’impluvium des bâtiments et à la consommation des habitants, ses greniers à la récolte des quelques hectares irrigués de la propriété, ses celliers à celle des palmiers dattiers et aux denrées importées. L’ile est pleine et nul ne peut étendre son jardin ou son olivette. Le plus riche n’a guère plus d’arpents que les autres, mais son puits est plus profond (fig. 5). sa terre plus soignée, son menzel plus solide. Il n’existe pas plus de grands et de petits menzel que de grandes et de petites propriétés*.

Figure 5 – Puit avec dalou et dromadaire.

*Djerba semble s’être stabilisé au point de vue architectural depuis la suppression de la “chaussée romaine” d’El Kantara. On compte en moyenne à Djerba 5 hectares par menzel. Nombre de menzel dans l’île: 4.749 (1945).

Le menzel djerbien répond à cinq impératifs catégoriques:

1. il assure le logement dans des conditions confortables à un ensemble humain déterminé.

2. il protège les femmes et la vie familiale des regards indiscrets.

3. il assure une protection efficace contre le vent et les intempéries

4. il assure l’alimentation en eau du groupement humain.

5. il n’utilise que les matériaux se trouvant dans l’île.

Pour le premier point le maitre maçon djerbien dispose des données de l’expérience. La famille djerbienne à quelques unités près ne varie guère, son niveau démographique étant maintenu par l’émigration bien connue des Djerbiens dans le bassin méditerranéen. Quand le cercle de famille s’agrandit l’essaimage à lieu et un nouveau menzel s’élève (fig. 6).

Autour d’une cour carrée ou rectangulaire, où se tiennent généralement les femmes et où se font les travaux domestiques, sont disposées trois chambres longues et étroites, le quatrième étant clos par les communs (cuisine, w-c, magasins, entrée à baïonnette, sqifa). A une extrémité de chaque chambre une sorte d’estrade surélevée, la doukana, sert de lit, et sauf a Guellala et à Cedouikech, est surmontée d’une coupole (PI. 1-I). La chambre principale et parfois les autres chambres communiquent par un escalier intérieur avec une petite chambre au premier étage, chambre carrée qui sert d’observatoire et de lieu de réunion ou de repos l’été (PI. I-II). Elle est ouverte soit aux quatre vents (en djerbien. Kouchk), soit seulement au Sud et l’Est (en arabe, Ali). Ce sont ces chambres hautes qui, à l’extérieur, donnent aux menzel cette allure de château avec tours carrées aux angles. Il est à noter que souvent une ou plusieurs tours possèdent un escalier extérieur donnant sur la cour au lieu d’un escalier intérieur donnant sur la chambre. Sous les kouchk, la petite pièce sert de cabinet de toilette, bien primitif il est vrai, mais pratique, de sorte que chaque chambre du menzel possède sa salle d’eau particulière garnie de brik pour l’eau des ablutions et d’un écoulement des eaux usagées. L’hygiène dans le menzel n’est donc pas oubliée, la disposition des cuisines, des magasins à réserve de denrées et des latrines est rationnelle. Les latrines donnent sur une fosse généralement bien close. N’oublions pas que les Djerbiens sont jardiniers et que l’engrais humain est pour eux chose précieuse. Sauf les fenêtres des chambres hautes soigneusement grillées et la porte d’entrée, aucune autre ouverture ne donne à l’extérieur. Les portes qui, de la cour, s’ouvrent sur les chambres, sont étroites et closes à deux battants. Entre la chambre et le mosthan, point de porte mais une tenture. Les petites fenêtres qui éclairent les chambres sont grillées et munie de volets pleins intérieurs*.

La décoration intérieure des chambres est fruste: parfois la doukana est pourvue d’un arc faisant alcôve. Les palintrages des portes en léger défoncement portent au sommet les cinq pointes prophylactiques qui se répètent à la clef de voûte des arcs intérieurs. A noter deux détails pittoresques : sous la doukana une niche sert de « table de nuit » et de réserve pour l’accoucheuse.

Prés de la porte d’entrée un petit trou creusé dans le sol permet le ramassage facile des débris du balayage de la pièce; en effet, le seuil de la porte est surélevé par rapport au sol de la cour et de la chambre afin de faciliter l’ajustage des battants et pour éviter les rentrées d’eau en cas de pluies torrentielles. La porte principale d’entrée, de dimensions restreintes, s’ouvre à l’intérieur par deux battants. Elle est massive et fortement garnie de systèmes en bois pour la bloquer de l’intérieur; une grossière serrure de fer permet de la fermer de l’extérieur. Les anciennes portes deviennent très rares, on peut encore en voir dans les vieilles huileries : elles étaient confectionnées avec des shannour (stipes de palmier refendus) joints par des clous d’olivier durcis au feu. Rien de particulier sur le montage des vantaux qui virent sur une crapaudine dans le sol (nom arabe fels, du nom de l’ancienne pièce de monnaie que l’on plaçait autrefois dans cette crapaudine pour faciliter la rotation et, en haut. dans un trou percé dans la planche fixée sous le palintrage, Ce trou est souvent armé d’une pièce de fer pour éviter l’usure et renforcer l’axe).

Figure 6 – Menzel

Pour le mobilier (du moins autrefois) : des coussins de laine, des tapis et des nattes pour le couchage, quelques coffres rapportés très souvent de lointains voyages Aux murs des images pieuses et les tablettes de bois où s’étale soigneusement calligraphiée la dernière leçon du moueddeb aux jeunes garçons du menzel. D’un mur à l’autre, des cordes d’alfa soutiennent la garde robe et des pièces de literie. Enfin, près de la porte, un clou réservé uniquement à pendre le chapeau de la maitresse de maison. La femme djerbienne se croirait déshonorée de sortir sans son m’dalla, que ce soit de jour comme de nuit. Ces m’dalla si caractéristiques de Djerba sont tressés en palmier et leur forme varie selon chaque cheikhat. D’un diamètre de 25 à 30 centimètres pour les femmes de Guellala et Cedouikech, il s’étale jusqu’à 70 à 80 centimètres pour celles de Midoun. La coiffe s’élève en pain de sucre ou bien s’aplatit en coupole hémisphérique. C’est la copie très exacte de l’antique tolia grecque et non, comme on le dit souvent, du pétase. La porte d’entrée donne dans la sqifa, sorte d’antichambre où l’on reçoit les étrangers à la maison, les fournisseurs, le juif colporteur, où l’on entrepose les “bardas” des montures, le menu outillage de culture, les dalous de puisage, en général, les instruments qui ne doivent pas trainer dehors ni dans la cour intérieure, la sqifa communique avec cette cour par une ouverture percée dans le coin diamétralement opposé à la porte d’entrée pour obtenir un effet de baïonnette empêchant les passants de jeter un regard indiscret à l’intérieur. Souvent cette ouverture est laissée sans porte de fermeture. Point ou peu de clous ornementaux sur la porte, un double dok-dok très simple, l’un placé à la hauteur d’un cavalier monté sur un âne, l’autre plus bas pour les piétons; autour de la porte quelques anneaux de fer scellés dans la muraille pour attacher les montures et éventuellement les chiens de garde.

L’orientation générale du menzel est assez constante et tient toujours compte des vents dominants et de l’éclairage du soleil. La porte est placée souvent à l’Ouest, mais aucune règle précise ne parait observée à ce sujet. Très souvent la chambre principale, celle du maitre de maison est orientée avec la doukana vers l’Est pour des raisons religieuses (Prière). De la visite du menzel se dégage une impression de calme, de sérénité, de bonheur qui semble bien provenir de l’harmonie de sa conception, de l’équilibre de ses proportions et la simplicité de sa construction.

*A Djerba la chambre s’appelle Bit, la maison entière se nomme houch et les petites fenêtres roucha et les petits placards intérieurs des chambres taga.

Dans le menzel il y a tout ce qui est nécessaire, mais pas plus; tout y est calcule, mesuré, pesé pour entrer dans le cadre d’une vie simple mais sans austérité.

Figure 7 – Puits et Menzel (Dessin de Jacques Revault).

Le Djerbien a su réaliser un ensemble que l’on peut qualifier de parfait pour abriter sa vie et celle de sa famille. A l’image de sa conception philosophique de la vie il a créé son menzel, simple halte sur le chemin du futur, il a fait celle halte la plus agréable possible à l’échelle de ses possibilités matérielles.

Sur cette ile naturellement désolée mais que le travail a rendue verdoyante, sur cette ile sans eau courante, sans sources, sans pierres solides pour y tailler des voûtes, sans arbres pour y débiter des poutres, il a, par son astuce et son intelligence. tiré le maximum. Voyons donc comment il s’y est pris.

Figure 8 – Extraction et transport de pierres.

A proprement parler, l’île de Djerba ne possède, comme pierre à bâtir, que le travertin marin qui forme au-dessus des argiles le soubassement géologique du pays (Pléistocène moyen, calcaire brun saumon un peu gréseux à pâte fine) (fig. 7). Ce travertin est classé par les Djerbiens en deux catégories :

1° Le chakhch, plus blanc, facile à tailler, sert pour la construction des arcs, des palintrages, des pieds droits. On l’extrait des carrières de Jouaffar et de Sidi Djemmour.

2° La hajra somm, pierre plus dure et d’aspect légèrement rougeâtre; elle sert pour les murs et la préparation de la chaux. On l’extrait un peu partout dans les dahrat.

Figure 9 – Abri en roseaux.

Ces deux sortes de matériaux ne valent pas grand chose, leur friabilité est grande. Sous l’action du soleil, du vent, de l’humidité marine et de la pluie, ils s’érodent rapidement. (A ce sujet il n’y a pas de meilleur exemple que la forteresse “dite espagnole” d’Houmt Souk dont les moellons sont rongés parfois sur plus de 25 cm. de profondeur). Pour durer il convient de mettre cette pierre à l’abri, ce que le maçon djerbien obtient en la recouvrant d’un enduit épais de mortier, lui-même recouvert d’un autre enduit de chaux grasse renouvelé presque chaque année. Cette absence de pierre de taille ajoute encore à la simplicité de l’architecture djerbienne. Point de colonne possible, mais des piliers épais et massifs. point d’arcatures finement ajustées, mais des voutes lourdes aux claveaux noyés dans le mortier, point de linteaux et de pied-droit sculptés et décorés comme dans le Cap Bon ou même à Gafsa. La pierre n’apparait jamais, seul demeure le linceul blanc de la chaux. Et pour obtenir un aspect agréable de sa construction le maçon djerbien ne peut que jouer sur les lignes générales et l’équilibre des volumes*.

*Nombre de carrière dans l’île: 9. Prix du mètre cube de pierre sorti de la carrière de 70 à 100frs en 1944. 99 fours à chaux dans l’île – Prix de la chaux en 1945 de 450 frs à 500 frs la charge de chameau (chouari) 4 fours à plâtre. Prix de la charge de chameau de 550 frs à 650 frs en 1945.

Figure 10 – Abri en roseaux et menzel.

Pour lier ces pierres entre elles, un mortier de chaux grasse et de sable. Une seule carrière de sable, encore est-elle abandonnée. existe à Cedouikech. Le sable est tout simplement recueilli dans les petites dunes que forme le vent le long des tabia un peu partout. Pour les murs de faible importance, ou tout simplement par raison “d’économie”, le mortier est remplacé par l’argile pétrie et dégraissée avec du sable. En effet la chaux est chère dans l’ile par suite des difficultés d’approvisionnement en bois de chauffage pour les fours.

A signaler un mortier particulier très solide s’il est à l’abri par chaulage : le chaab fabriqué à Guellala en mélangeant moitié chaux et moitié cendre de four de potier. Enfin le maçon emploie le plâtre qui provient des carrières de Béni-Diss et plus souvent des fours de potiers où ces derniers font cuire les blocs de roses de sable trouvées dans l’argile.

Longtemps à l’avance le Djerbien a repéré l’emplacement de son futur menzel. Jamais il ne bâtira sur les ruines d’un ancien, cela porterait malheur, parait-il. D’ailleurs les menzel ruinés sont rares et ceux qui existent ne datent tout au plus que du siècle dernier, lors de l’expédition punitive de Zarroug. Longtemps il en a calculé les dimensions et l’emplacement pour ne sacrifier ni un palmier, ni un grenadier, ni tout autre arbre fruitier; il l’a choisi non loin du puits et sur un terrain propice à la fouille de la citerne. (fig. 8). Les terrassiers sont venus creuser les fondations (de 50 à 70 cm. environ). Les charretiers ont amené les pierres et la chaux: près du puits ils ont aménagé la fosse pour le mortier. Enfin un matin, de très bonne heure, le maitre maçon et ses ouvriers sont venus. Avant le lever du soleil (un mercredi généralement: le mardi est tabou pour entreprendre une construction); ils ont mangé la bsissa, des dattes et bu du lait: puis le futur propriétaire a procédé au sacrifice de fondation: sur l’emplacement du seuil il a égorgé un coq de couleur unie et a déposé une louha ou un moumni (sorte de plaquette d’argent, d’étain ou de cuivre gravée de caractères arabes et de dessins prophylactiques). Le travail a alors seulement commencé. L’équipe comprend le maître maçon assisté de quatre ou cinq manœuvres. Le premier ne fait uniquement que placer les pierres; ses aides les lui présentent et placent le mortier. Le travail avance très rapidement (en une journée de travail l’équipe bâtit un mur de 12 mètres de long sur 4 mètres de hauteur et de 60 cm, de largeur à la base). Comme outils, les outils normaux des maçons, des couffins pour le transport des matériaux et des tamis en alfa et palmier pour le sable.

Figure 11 – Menzel

Quand le mur s’élève un léger échafaudage permet d’atteindre le chantier, Le mur est bâti de façon à présenter du coté intérieur de l’habitation une surface plane perpendiculaire au sol et du côté extérieur un perré sensible à l’œil nu qui donne aux bâtiments djerbiens une allure vaguement égyptienne. Ce dévers a pour but de remplacer les contreforts pour recevoir la poussée des voûtes de couvertures et alléger la construction qui normalement doit être plus étroite au sommet qu’à la base. Le calcul de ce perré est empirique mais se rapproche beaucoup du calcul basé sur les tables actuelles. Si l’habitation doit être recouverte, non pas par des voûtes mais par une terrasse plate le perré est beaucoup moins accentué. Le maître maçon n’ajuste pas les pierres en bâtissant comme le fait le maçon européen, il place d’abord une grosse pierre, puis la cale avec d’autres plus petites (maharoum, pierres servant à caler les grosses pierres) le mortier assure la liaison et l’unité du bloc. Quand le gros œuvre est terminé les aides bouchent les trous laissés entre les grosses pierres sur les surfaces extérieures au moyen de pierre plus petite appelé “march”.

Bâtir des murs est à la portée du premier venu, mais poser par dessus une toiture demande la solution d’un problème ardu. C’est justement le toit des bâtisses qui caractérise un peuple, une époque, un siècle. A Djerba, il ne saurait être question de poutres en bois, encore moins en fer. La terrasse en shannour est lourde, chaude en été, difficile d’entretien; elle devient vite une repaire pour les insectes. Son seul avantage est d’obtenir une terrasse plate, commode pour y faire sécher les dattes, le sorgho, le raisin, les piments, etc. Aussi le Djerbien réserve-t-il ce mode de couverture pour la partie non habitée du menzel : cuisine. dépôt aux provisions, latrines, sqifa encore ne l’emploie-t-il que rarement. Pour bâtir ce genre de terrasse, des stipes de palmier refendus (shannour) sont jetés d’un mur à l’autre, Sur ce champ de simili-poutres on étend à contre-sens un lit de palmes puis, par dessus un lit d’algues de mer. On colmate le tout avec l’argile et on badigeonne à la chaux. Dans certains vieux menzel les shannour sont remplacés par des branches de thuya. Ce bois importé d’Asie mineure et de Cyrénaique servait comme piquets pour les pêcheries fixes; après un long séjour dans l’eau de mer il devient imputrescible*.

* A noter l’emploi de ce matériau pour les plafonds de quelques palais beylicaux de Tunis et des environs.

Figure 12 – Loud de Djerba.

Pour couvrir sa maison, il ne reste plus au Djerbien que l’emploi de la voûte. Mais il y a voûte et voûte. On peut faire une voûte en pierres plus ou moins appareillées. Outre son prix de revient très élevé, cette voute ne saurait convenir. Elle est lourde et exige des murs très épais et très solides des qu’on veut l’élever assez haut. Aussi le Djerbien ne l’emploie-t-il qu’exceptionnellement dans le menzel, pour soutenir une ghorfa par exemple. Il la réserve aux édifices utilitaires. ateliers, huileries, et aux bâtiments religieux : mosquées, zaouia et marabouts. On peut encore faire des voûtes et des coupoles en cailloutis et mortier, dans le genre du béton romain: mais cette construction est également lourde, elle est, de plus, difficile à mener; elle nécessite des coffrages couteux une main d’œuvre spécialisée et dispendieuses. La portée de ces voûtes est limitée et leur solidité très précaire en cas de malfaçon. Le Djerbien bâtit ses voutes et ses coupoles légères rapidement, sans coffrage, tout au plus un gabarit est-il employé pour régulariser les courbes. Sa voûte est isothermique, avantage appréciable en pays chaud. Pour ce faire, il utilise la brique, non la brique rectangulaire celle percée de trous, très difficile manuellement, mais une brique dérivée, semble-t-il, de la brique romaine et que les potiers de Guellala tournent rapidement dans leurs ateliers. Elle a une forme légèrement tronconique terminée du coté de la petite base par un méplat et du côté de la grande base par un hémisphère un peu aplati. Cette forme est parfaitement étudiée; la forme tronconique donne, vue en coupe, une allure de claveau. La différence des diamètres des extrémités donne la courbure de la voûte presque automatiquement, L’ouvrier n’a donc aucun calcul a faire. L’extrémité inférieure de la brique, plate, permet un enduit facile à l’intérieur des voûtes et des coupoles. La forme bombée de l’extrémité supérieure donne une grande solidité et une grande résistance, l’écrasement (forme d’œuf) nécessaire pour les voûtes où l’on peut marcher assez souvent. Enfin une voûte formée de ces éléments présente un lacis de petites cloisons de terre cuite imitant les cellules d’abeilles et forme une couche d’air protégeant de la chaleur ou du froid extérieur. Le poids de la voûte est réduit au minimum, de sorte que les murs peuvent être allégés. La pose est facile et la tenue de l’ensemble beaucoup plus solide qu’avec les briques plates employées dans le Nord de la Tunisie. Pour construire, le maçon place ses briques, arceaux par arceaux, en s’aidant d’un cintre en bois qu’il déplace vers lui au fur et à mesure. Ce cintre ne nécessite aucun échafaudage intérieur, s’appuyant sur les murs où son passage laisse subsister un léger retrait que l’on remarque dans les chambres des menzel. Pour les coupoles, il est indispensable de transformer le plan carré des murs, en octogone se rapprochant le plus du cercle de la coupole. Le maçon remplace les trompes en voûtes ordinaires par un simple palintrage de pierre portant sur deux murs.

Pour les grandes ouvertures : porte d’entrée par exemple, le palintrage en pierre de Djerba aurait à supporter un effort trop grand, aussi les maçons soulagent-ils la portée par un arc de décharge, arc qui est noyé dans la maçonnerie. A ce sujet, il convient de noter pour la construction de ces arcs l’emploi de la règle de plomb. Les pierres à appareiller sont placées à plat sur le sol, et pour ajuster leurs angles, intervient cette règle de plomb qui prend facilement la mesure de la pierre déjà taillée pour la reporter sur celle qui suivra.

Le menzel bâti, l’ensemble de la construction est enduit de mortier (en arabe, liga). C’est à ce moment qu’interviennent les petits éléments. Tout le long des terrasses un rebord étroit est élevé pour retenir les eaux de pluie et les canaliser, c’est le gafoun (de 25 à 50 cm. de hauteur environ). Au sommet des coupoles, on scelle un pied de mosbah lampe à huile vernissée vert) placé à l’envers. Si l’enduit des murs est fait grossièrement, un plus grand soin est apporté à celui de la couverture pour obtenir les pentes d’écoulement des eaux qui, guidées dans les rigoles à ciel ouvert ou dans des tuyaux de poterie de Guellala, vont toutes se déverser soit dans une fesguia (citerne rectangulaire et peu profonde réservée aux terrains mous), soit dans un majen (citerne profonde en forme de bouteille réservée aux terrains durs ou argileux). Avec le mortier le maçon dessine quelques listels très simples a dents ou a grecque autour des ouvertures et, à la hauteur du premier étage, il établit un bandeau saillant qui rompt l’uniformité des murs. Il ne reste plus qu’a bâtir les petits abris extérieurs pour le chameau ou le mulet des animaux n’entrent jamais dans la cour du menzel, seul le mouton de l’Aïd a droit au logement dans la sqifa), le magasin à paille, l’enclos pour le bois où l’on fera la cuisine lors d’un décès dans le menzel) et l’aire de dépiquage (fig. 9 et 10). Enfin quand le mortier sera sec, le menzel recevra sa première couche de chaux qui chaque année sera renouvelée.

Qui a visite un menzel a visité tous les autres. Si l’on songe que depuis des siècles le Djerbien parcourt le bassin méditerranéen puis revient finir ses jours dans son ile, on reste frappé d’étonnement devant sa fidélité à la tradition architecturale (fig. 11). D’Egypte, de Grèce, d’Italie, d’Espagne, d’Asie mineure, il n’a rapporté que de l’argent et quelques coffres bariolés. En aucun coin de Djerba ne se révèlent ces apports étrangers que l’on peut voir dans les banlieues européennes où les styles se mêlent et se heurtent sans se confondre. En parcourant l’ile, la vision des innombrables coupoles et cubes blancs amoncelés sous le soleil violent et le ciel pur rappelle qu’en architecture nos essais les plus modernes se rapprochent de ces constructions primitives. Peut-être faut-il voir dans ce rapprochement un retour aux vraies intentions de l’architecture. La recherche de l’utile, dans la discrétion de son humble nécessité, atteint par les moyens les plus simples, mais avec un sens artistique inconscient, l’accord parfait des volumes, des surfaces et des lignes.

Par J. L. COMBES.

Extrait de Cahiers des arts et techniques d’Afrique du Nord n°5 (1959)

Si Farhat Ben Ayed avec ses hauts et ses bas

Nous retranscrivons ci-dessous un article de Abdelhac paru dans la Jeune Tunisie du 15 Août 1948 à la suite de la mort de Si Farhat Ben Ayed, une figure quelque peu oubliée de la mémoire tunisienne qui pourtant aura été l’un des membres fondateurs du Destour, et qui aura été l’un des acteurs de l’activisme politiques à Paris en 1920.

Si Farhat Ben Ayed

“L’autre jour, nous avons accompagné jusqu’à sa dernière demeure un vieux Tunisien. Il n’était pas tellement âgé, mais avec lui, comme avec ses semblables, disparaissent une époque, des traditions, des souvenirs vécus sur les premiers pas du Destour qui, lui, a vieilli au fil des ans.

Si Farhat Ben Ayed est mort des complications d’une vieille maladie. Ni la discipline souriante du malade, ni sa docilité vis-à-vis des médecins, ni son moral de musulman n’ont pu avoir le dernier mot. Le mal l’a enlevé, sans toutefois le surprendre. Il s’est éteint doucement, plongé, dès les premières heures, dans un état de somnolence où la douleur se perd. Une mort paisible, à l’image du caractère et de la vie du défunt.

Ses parents ont dû regretter de n’avoir pas veillé ni soigné longtemps un être cher ; pour eux, c’eût été une forme de consolation, pour lui, c’était la meilleure façon de les quitter; sur la pointe des pieds, sans déranger personne, en homme du monde.

Toute sa vie, Si Farhat Ben Ayed n’a pas été autre chose. Malgré la vieillesse qui le courbait un peu, la maladie qui détruit souvent les apparences, en dépit de la modicité de la fortune aussi, il a gardé, jusqu’à la fin, une allure distinguée. Avec son complet toujours sombre, son col droit, sa cravate lâchement nouée, son fez incliné en arrière, quelqu’un d’autre aurait figuré un Tunisien moyen ou un fonctionnaire en retraite. Grâce à ses maigres atouts, Si Farhat, à son insu, tenait l’élégance par les cheveux; une élégance authentique, parce que légèrement négligée, à la manière de Maurice Barrés ou de quelque diplomate de la Sublime Porte. Dans son uniforme de garde des sceaux, il devait trancher, à la Cour, sur tant de dignitaires improvisés.

Homme du monde, il le fut surtout en société. Quelqu’un se rappellerait-il d’avoir vu cet homme en colère ? Moi je le trouvais d’une humeur égale, anglaise en quelque sorte, mais point d’air hautain, car il était à la portée de tout le monde, le sourire au visage, le compliment discret et, au bout des lèvres, un souhait au prochain ou une prière au Seigneur.

On peut être l’ami de tous sans être bon vis-à-vis de personne. Bon, sensible a la misère des autres, Si Farhat le fut ; on le savait ou on le devinait; jusqu’où pouvait aller cette sensibilité ? Je l’ai su après sa mort de la bouche des gens du peuple : le laitier, le boucher, l’épicier, le marchand de journaux, le plus éloquent de tous fut le sourd-muet, journalier à Amilcar, mon village.

Les grands savent être généreux, bien sûr. On est encore plus généreux quand on a fait l’apprentissage des privations. Si Farhat en avait vécu des mois et des mois, en plein Paris, alors capitale de l’opulence.

C’était au lendemain de l’autre guerre mondiale. Les promesses des alliés, la Conférence de la Paix, Wilson surtout, et ses 14, principes avaient donné de grands espoirs aux peuples dépendants. Paris devenait le pôle d’attraction de leurs délégations. De Tunis, Thaâlbi est parti le premier. Au service de son pays, il a réalisé une œuvre à laquelle on a cru mettre un terme en le ramenant captif dans sa patrie.

Si Farhat Ben Ayed a déployé, des efforts non moins fructueux. Auprès des ministres, des parlementaires, des journalistes, des hommes de lettres, il a été un démarcheur impénitent de la cause tunisienne. Cet homme a beaucoup fait. Ayant à servir dans les mêmes conditions, j’ose témoigner, sans offenser la vérité, que des Tunisiens œuvrant en France, aucun ne l’a dépassé.

Pour les jeunes qui l’ignorent comme pour les vieux qui l’ont oublié, Si Farhat Ben Ayed est parvenu à réaliser une belle performance avec cette pétition parlementaire en faveur de l’octroi d’un Destour à la Tunisie.

A côté des signatures des hommes de gauche, Si Farhat a pu recueillir l’adhésion des parlementaires de la droite comme Taittinger et le Prince Murat. Tous ces frères ennemis de la politique française se réconciliaient sur le plan des réformes qu’exigeait l’évolution du Protectorat. Ils le faisaient presque tous sans intérêt, comme sans calcul, convaincus et acquis par la sincérité persuasive de notre compatriote. D’aucuns sont parvenus à nourrir à l’égard de notre pays une affection comparable à la sensibilité d’un Pierre Loti aux choses de la Turquie.

Je me rappelle encore les lamentations du père Tridon dans sa « Tunisie Française » de l’époque, quand il faisait à la cause destourienne une guerre sainte de tous les jours. La pétition du Prince Murat, disait alors ce moine ligueur de la Prépondérance, c’était la clé de la maison qu’il fallait rendre à ses propriétaires tunisiens. Excessif, mais un peu vrai. De nos jours, On parlera de la valise et du cercueil, les mœurs ayant évolue.

A l’actif de Si Farhat Ben Ayed, il faut mettre la fameuse consultation juridique Barthélemy er Weiss, sur la légitimité et la légalité constitutionnelle du Destour. Tout récemment encore, on faisait appel à l’autorité des deux jurisconsultes dans le débat constitutionnel dont le dossier est resté lamentablement ouvert.

Il n’est pas question de retracer ici toute l’activité de Si Farhat Ben Ayed à Paris. Je veux simplement noter que ce Tunisien avait servi la cause de Son pays, sans avoir la dialectique de M. Blum, l’éloquence de M. Herriot, encore moins une tête bourrée de connaissances comme un clerc en Sorbonne. Par la distinction des ses manières (c’est beaucoup à Paris), par la bonté de ses sentiments, par son esprit pratique, son bon sens et sa ténacité, si Farhat a été un ambassadeur habile et heureux.

Heureux, il le fut de temps à autre, devant le succès qu’il cueillait comme un fruit au bout d’un labeur persévérant. Dans sa vie matérielle à Paris, il a été plutôt malheureux.

On ne fait pas de la politique à l’étranger avec des sourires et des bénédictions. Il y a des exigences pécuniaires impérieuses. Délégué d’un grand parti, Si Farhat ne pouvait habiter à Paris rue Saint Julien le Pauvre; il fallait être correctement mis, recevoir, inviter du monde et, souvent, gratifier des journalistes qui ne se font pas de leur métier une idée platonicienne.

Au début tout allait bien. Tunis envoyait des fonds. Puis avec le temps, les ressources ont commencé de tarir, jusqu’au jour où Tunis ne répondit presque plus. D’un côté, les sacrifices des supporters avaient des limites, de l’autre, des brebis galeuses (comme il y en a dans tous les partis) trouvaient plus intéressant de garder l’argent là où il est, au lieu de le gaspiller ailleurs.

Des témoins vous raconteront mieux que moi les vicissitudes de la vie parisienne de Si Farhat. Depuis longtemps déjà, il avait quitté le Grand Hôtel; il continuait toutefois à y recevoir son courrier moyennant quelques pièces glissées au personnel. Où est-il allé se loger ? Nul ne l’a su. Probablement dans une mansarde ou dans quelque taudis qu’il gagnait furtivement dans l’obscurité protectrice de la nuit.

Le lendemain, gai, souriant, optimiste, Si Farhat prenait une brioche et un crème bien blanc, au comptoir d’un bar, en compagnie d’un étudiant tunisien dont il réglait, bon gré mal gré, la consommation avec la sienne.

Quand il n’en avait pas les moyens, il fuyait le Quartier Latin, le bar et tous ses compatriotes. Si par hasard, l’un d’eux le repérait quelque part dans le grand Paris, Si Farhat se découvrait à l’instant des obligations politiques qui l’appelaient ailleurs de toute urgence.

Les vrais mauvais jours étaient ceux où il recevait, dans son courrier du Grand Hôtel, une lettre où des intrigants lui disaient, ou lui faisaient décrire la vie facile ou fastueuse de ses camarades à Tunis.

On divise comme l’on peut, même au prix de la souffrance…

Un jour, Si Farhat a cédé en devenant directeur du protocole.

C’est humain, disent ses amis, pour justifier la défaillance. Moi je m’interdis de la juger. Je constate simplement que cet homme, en bon musulman, ne pouvait recourir au suicide. Il lui fallait pourtant vivre. Comment ? quand il n’avait ni des rentes, ni un métier, ni une profession à exercer sous le ciel.

Il a choisi une occupation de figurant dans l’administration de son pays. Et Il a exercée jusqu’à sa mort, sans avoir à desservir une cause ni a compromettre quelqu’un. L’ayant connu durant cette retraite forcée, j’ai discerné dans son regard la gêne où il se trouvait de porter un uniforme. Et j’en ai un peu voulu à des amis communs qui le taquinaient, sans méchanceté. Lui, répondait discrètement, à sa manière, par un sourire mélancolique qui semblait être un long plaidoyer.

Je ne crois pas le trahir en disant que, jusqu’à son dernier souffle, il ne s’est point désintéressé de l’avenir de la Tunisie.

Je l’ai vu pour la dernière fois ; c’était chez lui où j’avais hésité d’aller, de peur de le gêner.

Par l’architecture, la demeure devait lui rappeler ses origines et tout le passé. Le présent ? Des canapés ornés de cretonne autour d’une table couverte de toile cirée. Des journaux, quelques brochures, un vase plein d’œillets.

Nous avons parlé de sa santé, de politique et de fleurs (il tenait à m’offrir les seules qu’il avait). Contrairement à mes prévisions, il s’est plu à me recevoir dans ce cadre modeste. J’étais parfaitement à l’aise. Je dirais même que je l’ai beaucoup aimé ainsi. Un grand seigneur, loin des décors trompeurs de la vie, vous tendant une main affectueuse, vous parlant avec son cœur de nobles sujets.

Croyons-le : malgré les apparences, Farhat Ben Ayed fut un bon Tunisien et un grand honnête homme. Guidé par l’instinct, j’ai pleuré le compatriote et l’ami.”

(La Jeune Tunisie)

15 août 1948

Par Abdelhac

L’armateur corsaire Hamida Ben Ayed et les marins d’Ajim

Les Ben Ayed ont figurés parmi les plus importants armateurs corsaires de la Régence de Tunis de la fin du 18-ème et 19-ème siècle. Nous citons ci-dessous le témoignage du Cheikh Mohamed Al Mosaabi, qui nous raconte l’un des épisodes de cette période.

Liste des armateurs corsaires au début 19 éme siècle.

Au mois de Ramadan de l’année 1200 de l’hégire (correspondante à l’année 1786), le gouverneur de Djerba Sidi Hamida Ben Ayed pris un navire Vénitien et le ramena à Djerba chargé de bois et autre. Le bateau resta quelques jours amarré à Houmt Souk. Le caïd par crainte que les chrétiens ne s’en emparent, voulu le déplacer à la Marsa d’Ajim et envoya des marins de ce village pour cette mission. En chemin, ils croisèrent un grand navire vénitien, venu à Djerba. A leur vue les vénitiens voulurent s’emparer du bateau et commencèrent à le suivre
jusqu’aux abord du phare (Borj Jlij).

Borj Ajim en 1873

Les habitants de cette région s’apercevant de cette traque, se regroupèrent et prirent la mer à bord de leur barque. C’est alors que les marins d’Ajim prirent conscience que les Vénitiens les avaient suivis et qu’ils voulaient s’emparer du navire. Les marins du caïd se rapprochèrent alors de la plage de Borj Jlij et y noyèrent le bateau, puis ils rejoignirent la côte à la nage. C’est alors que les marins de la région montèrent à bord, et enlevèrent une partie de la cargaison et quelques appareils de navigations et autres tandis que les Vénitiens tiraient des boulets de canons. Une fois que les marins reprirent la mer, les Vénitiens rejoignirent à leur tour le bateau au moyen de barques et ayant échoués à le reprendre, ils décidèrent d’y mettre le feu. Ils restèrent un ou deux jours puis ils repartirent.

Borj Jlij en 1890.
Extrait de la lettre du Cheikh Mohamed Al Mosaabi.

Extrait des lettres du Cheikh Mohamed al Mosaabi. Merci à Ramzi Rais.

Par Kais Ben Ayed

Mystery at Ben Ayed

Le Mercredi 5 octobre 2022 nous avions eu le plaisir d’accueillir une équipe venue spécialement de France pour le shooting de la marque So Hélo Bijoux , une expérience formidable qui a permis une belle mise en valeur du palais Ben Ayed.

Retrouver l’intégralité du shooting en cliquant ici.

Merci de votre visite !

PhotographerTHOMAS AUDIFFREN|PhotographerVIVIEN MALAGNAT|VideographerSANDY CLUZAUD|LocationTHE BEN AYED PALACE|Artistic direction & organisationSO HÉLO|Local wedding planner & organisationMAKE MY WED|Artistic direction, design & floralVÉRONIQUE LORRE|DressesGÉRALDINE DAULON|BeautyAFFINITÉ BEAUTÉ|Jewellery & accessoriesSOHÉLO|StationeryINSIEMECREATIONS|ModelLYSA|ModelMORGAN|PastryBNINA DJERBA|Turban and headband – collaborationSO HÉLO & TEJ ALIK|Film labCARMENCITA FILM LAB

Le voyage à Djerba du Baron Heinrich Von Maltzan

Le Baron Heinrich Von Maltzan est un célèbre explorateur allemand du 19 éme Siècle, qui a visité la Tunisie en 1869. Au mois de Février après avoir fait le tour de quelques villes de la Régence, il se rend de Sfax à Djerba par la mer.

Heinrich Von Maltzan

De Sfax à Djerba

Le soir du 12 février, V. Maltzan embarque sur une goélette dont le rais Mohamed et la majorité de l’équipage sont djerbiens. Il est étonné de l’harmonie qui règne au sein de l’équipage et nous donne une brève description du Rais djerbien, qui en tant que pieux musulman prend à sa charge un jeune mi-grec mi-arabe pour en faire un honnête homme et un bon musulman. Il n’hésite pas également à rapparier un compatriote dans le commerce aurait été ruiné en Alexandrie.

Arrivée à Houmt-souk

Mosquée des étrangers en 1848.

Après 48 heures de traversée, le célèbre explorateur fait un arrivée triomphale sur la terre djerbienne, porté sur les épaules des marins. Cela lui évitera de prendre un bain car la mer peu profonde ne permettait au navire même les plus modeste de se rapprocher de la côte. Il est accueilli par l’agent médical du Bey et un commerçant italien qui le conduiront à travers les belles palmeraie à Houmt-Souk, ou se trouve la résidence de fonction du caïd de Djerba, Hamida Ben Ayed récemment investi de cette fonction. Le caïd très cordialement le Baron et ordonne qu’un appartement lui soit affecté durant toute la durée de son séjour. Durant les prochains jours, par suite du mauvais temps, l’explorateur ne se limitera qu’a la visite de Houmt-souk, il cite la mosquée turque et la mosquée des étrangers puis le marché. V. Maltzan est fasciné par le paysage que forme les différentes composantes l’architecture djerbienne, les coupoles blanches des marabouts et des mosquées, les ateliers locaux, ainsi que les arcs et voûtes rondes des bazars, offrent selon lui à ce petit village un aspect très particulier, sans aucun doute l’un des paysages les plus gracieux de l’architecture orientale dit-il. Il visitera également le fort espagnol, et l’église Saint-Joseph et donnera les détails du démantèlement de la Tour aux crânes, qui fut l’un des plus sinistres monuments de l’île.

La tour aux crânes et le fort espagnol en 1848.

Le caïd Hamida Ben Ayed

L’arrivée du voyageur à Djerba coïncide avec la nomination récente de Sidy Hamida Ben Ayed, en tant que caïd de l’île de Djerba, en remplacement du Général Rostem, dont le bilan semblait être catastrophique. Ce dernier est décrit par V. Maltzan comme étant un rapace sanguinaire, “vivant en grande partie à Tunis et ne se souciant guère de la situation de population locale. Il usait des moyens les plus cruels pour extorquer de l’argent n’hésitant pas à faire enchaîner les gens aux arbres, puis les menaçant de les brûler vifs s’ils ne payaient pas, en bref, il remplissait sa bourse sous les larmes et les soupirs de ses subordonnés.”

La Général Hamida Ben Ayed (1875)

Le voyageur semble parallèlement à son séjour avoir mener son enquête sur le nouveau caïd. Pour lui le gouvernement semble avoir pris la bonne décision en désignant, le chef de cette riche famille à ce poste car il constitue selon lui une exception parmi les grands musulmans en général, et les membres de cette famille en particulier. Selon Von Maltzan, le nouveau gouverneur se soucie vraiment du bien-être de ses subordonnés. Loin de forcer le paiement des impôts par la violence, il accorde des facilités et des délais de paiement autant que possible, et ne demande à personne plus que ce qu’il ne peut supporter. Sa façon singulière de rendre justice lui fait gagner l’amour de ses subordonnés. En effet dans la mesure où un accusé est passible de bastonnade, d’emprisonnement et autres moyens habituellement utilisés par les fonctionnaires tunisiens, ce Qâyid semble s’impliquer dans la recherche de la vérité et s’efforce de mettre les choses au clair entre demandeurs et prévenus par des procédures inquisitoires, et contrairement à ses prédécesseurs, il ne requiert d’autres moyens que dans de très rares cas. L’explorateur raconte que : “Le deuxième jour après mon arrivée, j’ai assisté à l’une de ces audiences. Le nombre de plaignants était considérable, mais aucun ne s’en est retourner insatisfait, même les accusés semblaient toujours d’accord avec le verdict. Mais ce qui constitua la chose la plus marquante pour les Djerbiens fut le fait qu’avec l’avènement du nouveau Qâyid toutes les taxes financières dont ils avaient été frappées jusqu’alors furent suspendues. À la suite de la rapacité excessive de l’administration précédente, l’île était redevable de sommes considérable, qu’elle devait payer au gouvernement. Aucune comptabilité n’avait été tenue, cela ne permettait pas donc de savoir le montant des impôts qui avaient été réellement déjà réglées. Le nouveau Qâyid, dans son abondante richesse avait dès le départ, assumé ces sommes comme sa propre dette personnelle. Ces avances seront probablement récupérées par la voie fiscale dans les années avenirs mais cette décision du Qâyid a rendu un service inestimable à tout le pays. Partout à Djerba, je n’ai entendu que du bien du nouveau Qâyid, et même les Européens locaux ne pouvaient rien dire de mal de lui, bien que leurs intérêts fussent mieux sous l’administration précédente.

Visite de Hara Kebira

Malgré, ses compliments sur le caïd V. Maltzan trouve la vie dans la maison du caïd très ennuyeuse. Il est contraint à cause du mauvais de temps de rester en compagnie du fils du dignitaire et de son secrétaire, un juif européanisé, qu’ils trouvent très prétentieux et stupides, car ils ne lui sont d’aucune utilité pour son voyage et ne manifestait pas le moindre intérêt. A la première occasion donc le voyageur se réfugia donc les excursions aux alentours, et il profita d’une après-midi pour visiter Hara Kebira dont il fait la description. Ce petit village lui apparait à première vue pauvre et avec des rues sales. Il se dirige ensuite vers la petite placette où est érigé un petit souk , qui malgré son apparence, présentait une activité commercial importante. Il souligne le contraste avec l’apathie des marchés arabe dans la variété des marchandises qui y étaient proposées à la vente. Afin de fuir le tumulte du marché, il se réfugie dans le silence des synagogues dont il en visite quelques unes. Ils souligne leurs similitudes d’un point de vue architecturale dans leur sobriété et l’absence de décor avec les mosquée djerbiennes qu’il trouve assez belle.

Visite des ruines de Djerba

Après quelques jours à Houmt-souk, apprenant que son voyage allait du retard Heinrich Von Maltzan décide de mettre à profit son temps pour faire un tour des ruines romaines de l’île. Il se rend donc à Ajim dans un premier temps, durant le trajet il est fasciné par la beauté du paysage, avec ses palmeraies et ses oliveraies et la fertilité que procure l’île de Djerba qu’il décrit comme un tapis vert. Le but principal de sa visite à Ajim était d’explorer les ruines des Henchir Bu Ghrara et Henchir Rumiya, mais une querelles de la Tribu Ouerghemas rendant cette excursion très dangereuses, lui fit abandonner cette idée. Il passa la nuit à Ajim où il profita de l’hospitalité du Moqqadem d’Ajim. Le lendemain, il se rendra aux ruines d’El Kantara, où il découvre les restes d’une grande richesse de la capitale qui fut autrefois Meninx. Il se rend ensuite à Ḥenchir Borgo non loin de Cedriane dont qui lui interpelle beaucoup de question. Enfin il décide de rejoindre Houmt-Souk en passant par le pittoresque village de Guecheine.

Embarquement pour Aghir

Le 24 février Von Maltzan embarque depuis Houmt-Souk dans le navire du Rais Amr El Haddad, un drôle de personnage qui lui donnera beaucoup de mal pour se rendre à Tripoli. Après trois heures et à son grand étonnement, les marins jettent l’encre à Aghir, où le voyageur devra patienter encore quelques jours. Il y à terre un logement dans une pièce lugubre au pied du Bordj qui était occupé à cet époque par une garnison de soldat. Il passera ses journée en attendant la venue du Rais, dans la chasse et profitera pour visiter le village de Midoun. Il fera également la rencontre d’un soldat qui lui fera découvrir un spectacle hors du commun et des plus fabuleux qui restera pour lui inoubliable, un festival de danse djerbien (mahfel) organisé dans un décor innatendu une maasara ou huilerie souterraine de Djerba.

Vous trouverez ci-dessous le récit fascinant du passage d’Heinrich Von Maltzan à Djerba extrait de son livre Voyage dans les Régences de Tunis et Tripoli disponible uniquement en langue allemande et que nous avons traduit en langue française pour le plus grand bonheur des amoureux de Djerba.

Voyage-à-Djerba-par-Heinrich-Von-Maltzan-f

Remerciement à M. Ramzi Rais, pour son aide à la reconnaissance de certains endroits de l’île de Djerba.

Par Kais Ben Ayed

L’épidémie de peste à Djerba en 1784

En 1784, est apparu dans la régence de Tunis, une épidémie de peste qui fit plus de 18000 victimes. Elle apparue en premier lieu à Tunis, puis d’autres villes pour atteindre l’ile de Djerba en l’an 1785.

La peste toucha en premier lieu Houmt-Souk, précisément Taourit, puis Ajim, ensuite elle se propagea dans toute l’ile en terminant par les villages de Wersighen, Sedouikech, Cedriane enfin Temlal. Il y eu de nombreux morts parmi les habitants, a tel point qu’on ne trouvait plus d’hommes pour le transport et l’enterrement des victimes. Dans certains villages ce sont des femmes qui durent transporter les morts sur des montures, ils étaient parfois enterrés sans prière.

La résidence du Caïd Hamida Ben Ayed à Cédriane achévée en 1775.

A cet époque, le caïd gouverneur de l’ile était Si Hamida Ben Kacem Ben Ayed. Il se confina dans sa résidence de Cédriane sans en sortir durant six mois ou plus. On ne recensa aucunes victimes parmi ses enfants, ses femmes et ses odalisques vivant dans l’enceinte du palais. Mais il eut de nombreuses victimes parmi ses serviteurs qui vivaient à l’extérieur du Palais.

Extrait d’une lettre du lettre du Cheikh Mohamed Ben Youssef Mosebi.

L’épidémie perdura jusqu’en juillet 1785, puis elle commença à se contenir petit à petit. Il ne resta plus que quelques cas dans les villages de Sedouikech et Cédriane qui furent les derniers atteints en fin d’année.

Texte extrait et traduit d’une lettre du Cheikh Mohamed Ben Youssef Mosebi.

Kais Ben Ayed

La caserne husseinite ou Saussier.

La caserne husseinite appelée aussi caserne d’El Gorjani est situé dans le quartier du même nom. Elle est occupée aujourd’hui par la brigade criminelle. Une merveille architecturale jadis dans un état désastreux aujourd’hui. Ci-dessous un texte extrait de la Revue Tunisienne de 1908 qui retrace son histoire et nous en fait une belle description.

“Lorsque les troupes françaises arrivèrent en Tunisie, des sept régiments d’infanterie organisés par Ahmed-Bey, le véritable créateur de l’armée tunisienne, déjà rêvée par son père Moustapha, le premier régiment occupait en permanence une grande caserne située dans la partie haute de Tunis, (El Gorjani) à l’extrémité de la place aux Chevaux, près de l’angle sud-ouest de l’enceinte et désignée sous le nom de « caserne Husseinite ».

Place des chevaux et caserne Saussier.

Des la fin de 1881, le Gouvernement beylical mettait cet établissement a la disposition du corps d’occupation, pour y installer trois bataillons et deux compagnies d’infanterie, avec un détachement du génie et la section de télégraphie militaire.

En raison de son ancienne affectation, ce casernement prit le nom de « caserne du 1er Régiment » et, peu après, celui de « caserne du premier Tunisien », en même temps que l’on baptisait, pour la même raison, «caserne d’Artillerie » le quartier qu’occupent aujourd’hui, en dehors de la ville, le 4° régiment de chasseurs d’Afrique et le train, actuellement « quartier Forgemol ».

Ces appellations, qui pouvaient donner lieu à des confusions regrettables, devaient être considérées comme provisoires. Sur la proposition du Service du Génie, le Ministre de la Guerre décida, le 2 juin 1896, que la « caserne du 1er Tunisien » porterait dorénavant le nom de M. le général Saussier, qui le premier avait commandé en chef le Corps d’occupation.

Cette caserne, affectée aujourd’hui a l’Etat-Major (en 1908) et à un bataillon du 4e régiment de zouaves, ainsi qu’à deux compagnies de tirailleurs, est intéressante à un double point de vue.

D’abord, elle fut la première construction militaire importante élevée en Tunisie pour le casernement proprement dit. Les janissaires turcs avaient surtout occupé les casbah et les bordjs, dont ils assuraient ainsi la garde en tout temps contre une population souvent hostile. Il pouvait en être autrement pour une armée nationale dont l’effectif devait atteindre en quelques années le chiffre de dix mille hommes. La caserne d’Artillerie dont il vient d’être question ne fut construite qu’en 1255 (1839), quatre ans après celle du 1er Tunisien, et le quartier de la Manouba, qui ne porte d’ailleurs aucune date, ne fut créé, comme la caserne d’Artillerie, que par Ahmed-Bey.

La caserne Saussier présente en outre un véritable intérêt artistiques. Lorsqu’on franchit la grille, de construction récente, qui, à l’entrée, enveloppe un petit jardin et une cour sur laquelle s’ouvrent le poste de police et la salle des rapports, on se trouve en face d’une grande porte arabe couronnée d’un fronton triangulaire et surmontée d’une plaque de marbre blanc portant une inscription arabe dont, suivant l’usage, les caractères sont formés de lames de plomb incrustées dans la pierre, et qui nous fait connaitre, dans les termes suivants, l’époque de la construction de la caserne:

« Au nom du Dieu clément et miséricordieux!

(que le salut et la bénédiction soient sur notre seigneur Mahomed!).

«Cette caserne, unique dans son genre, supérieure par sa construction au palais d’Ezzahra (Andalousie), à l’Eden terrestre et au monument élevé à Bagdad par les Perses, fut fondée à Tunis, la reine des villes que Dieu a placées sur la terre, et en vue d’être destinée aux troupes guerrières, par le généreux des rois, l’éminent Hussein ben Mahmoud-Bey.

« Cette œuvre fut interrompue par la mort de ce prince – combien d’ailleurs sont nombreux les obstacles créés par les circonstances – mais achevée par son frère, la gloire des souverains, dont les qualités sont uniques, le régénérateur des traces des traditions, l’illustre seigneur Moustapha, protégé de la Providence, et dont l’éloge remplit de parfums les bouches de ceux qui le prononcent. « Puisse Dieu veiller à la conservation de son œuvre et gratifier ses troupes d’une gloire éclatante! »”

Entrée de la caserne d’El Gorjani avec la plaque en marbre sur le fronton.

Sir Grenville Temple, nous apprends dans son livre Excursions, la méditerranée Algers et Tunis, que Hussein Bey II avait demandé à trois riches familles de la régence les Ben Ayed, les Djellouli et les Belhadj de prendre en charge les coûts de construction qui s’élevaient à 600.000 piastres pour la construction de cette caserne. Les matériaux nécessaires à la construction étaient fournis par le gouvernement beylicale. Outre une belle description de la caserne qui pouvait accueillir plus de 5000 hommes, l’auteur nous apprend qu’en creusant les fondations il a été découvert deux petits sarcophages. En effet avant la construction de cette caserne, les lieux abritaient l’ancienne mosquée du Sultan édifiée par les hafsides. Cette mosquée ou “musalla” était aussi appelée la mosquée des deux Aïds et permettait aux dirigeant hafsides du Moyen-Age de faire la prière en plein air.

Trois riches familles de la Régence avaient financés cet édifice : Les Ben Ayed, Les Djellouli, les Belhadj.

“En faisant la part des exagérations propres au style oriental, certainement cette inscription pompeuse n’est pas déplacée. On le reconnait lorsqu’on pénètre dans l’intérieur de la caserne.

Après avoir gravi la pente assez raide d’une sorte de rue de 25 mètres de longueur sur 6 mètres de largeur, bordée de constructions accessoires, et sur laquelle débouchent les passages conduisant, à droite, dans le patio des sous-officiers, et, a gauche, dans le jardin des officiers et la salle d’honneur, on rencontre une seconde porte arabe au-dessus de laquelle se lit l’inscription : « Un secours de Dieu, et la victoire est proche », et l’on pénètre dans un large passage voûté dont les parois verticales sont revêtues de vieilles faïences tunisiennes et dont la partie centrale, en voûte d’arête, repose sur quatre groupes de colonnes jumelées, et est revêtue de plâtres artistement fouillés dont les dessins sont rehaussés de couleurs vives.

Enfin on débouche dans la cour d’honneur, grand rectangle de 98 mètres de longueur sur 52 mètres de largeur, entourée d’une élégante véranda supportée par cent seize colonnes en pierre de Keddel et sur laquelle s’ouvrent cinquante huit chambres voutées et couvertes en terrasse, constituant le casernement proprement dit.

Cour intérieure de la caserne Huseinite.

Au centre de celle cour, entièrement dallée, s’élève une jolie fontaine en marbre blanc, formée de trois vasques superposées et recouverte d’une sorte de kiosque présentant sur chaque face une triple arcature mauresque, dont les douze colonnes ajoutées aux quatre autres qui s’élèvent dans l’intérieur supportent quatre petites coupoles el cinq voutes d’arête d’une extrême légèreté; les murs extérieurs sont couronnés de tuiles creuses vernissées, dont la couleur vertes harmonise avec le feuillage des muriers plantés aux quatre coins.

Fontaine de la cour intérieure de la caserne husseinites surmontée d’arcades.

Tout n’est pas a louer assurément dans les détails d’exécution de la caserne, mais elle présente dans son ensemble d’élégantes proportions, malheureusement gâtées, malgré le soin qu’on a pris de rappeler le style des intérieurs arabes, par l’étage dont l’extension des magasins a exigé la construction récente, au-dessus du bâtiment qui occupe tout le côté sud de la cour d’honneur.

De l’angle nord de la caserne un escalier de quarante-six marches conduit a une partie basse dans laquelle est installée une vaste cuisine, occupant un rectangle de 34 mètres sur 18 mètres dont la majeure partie est couverte par des voutes d’arête supportées par vingt-huit colonnes de pierre dure.

Deux cours attenant à cette cuisine avaient autrefois leur pourtour garni de cabinets d’aisances au nombre de soixante-huit installés, naturellement, « a la turque » sur un égout collecteur. Dans la première de ces cours se trouvent aujourd’hui le lavoir et la buanderie; dans la seconde ont été aménagés les locaux disciplinaires el les bains.

Entre ce groupement de constructions formant un étage inférieur, et l’entrée de la caserne, se trouve la cour des écuries, a laquelle on accède seulement par l’extérieur. Un passage voûté situé au milieu du côté sud-est de la cour d’honneur, en face de l’entrée principale, conduit dans une cour étroite, dont l’extrémité Est débouche dans un jardin de forme irrégulière, où sont installés le gymnase et la cantine.

L’alimentation en eau était assurée par une vaste citerne de deux mille cinq cents mètres cubes, aménagée sous le sol de l’angle nord de la grande cour, et alimentée par les eaux de toutes les terrasses.

Enfin, près de l’angle ouest de la caserne, a laquelle elle était soudée par la porte Bab-el-Gordjani, démolie il y a quelques années seulement, se trouve une annexe plus ancienne, qui, du temps de l’armée tunisienne, était affectée à l’infirmerie et renferme aujourd’hui les ateliers du corps.

La date de construction de cet accessoire nous est donnée par une plaque de marbre placée au-dessus de l’arc arabe de la porte d’entrée et portant une inscriplion en gros caractères el en langue tur-que, dont la traduction

« Au nom de Dieu clément et miséricordieux!

(que le salut el la bénédiction soient sur Mahomet !)

« Notre enceinte fut construite sous le règne du sultan Selim, par « l’ordre de Hamouda-Pacha, ce prince grand et généreux. Puisse « Dieu perpétuer sa gloire jusqu’à la résurrection! »

« An 1215 (1800). »

nous apprend que ces locaux voûtés ont été élevés en même temps que la deuxième enceinte de Tunis, construite, au commencement de ce siècle, par un ingénieur hollandais, nommé Hombert, pour envelopper les faubourgs considérables qui entouraient de toute part la ville proprement dite (el Medina); l’enceinte primitive est nettement tracée par cette sorte de boulevard circulaire que forment les rues Al-Djazira, des Maltais, Carthagène, Bab-Souika, Bab-Benat, Bab-Menara et l’avenue Bab-Djedid, et qui est encore jalonnée par la Porte-de-France, la place Bab-Souika, Bab-Menara et Bab-Djedid.”

Texte extrait de la Revue tunisienne année 1908.

Actuelle caserne occupée par la Brigade criminelle d’el Gorjani. On voit que la fontaine subsiste encore ainsi que certaines colonnades.
Kais Ben Ayed

Entretien à Londres avec la Princesse Kheyriye

La Princesse Kheyriye Ben Ayed et son époux Ali Nouri Bey ex Consul général de Turquie.

Accusé de complotisme pour le renversement du Sultan turque Abdülhamid en vue de restaurer son frère ainé Murad V, sur le trône de Turquie. et ayant fuit Constantinople malgré la vigilance des meilleurs d’espions ayant pour ordre de surveiller ses moindres faits et gestes, la princesse Kheyriye Ben Ayed a rejoint Londres il y a quelques jours avec son mari Ali Nouri bey, lui-même récemment condamné à un emprisonnement à perpétuité. Ils ont été rejoints par d’autres membres du parti légitimiste turque et resteront ici encore quelques semaines. La Princesse ayant l’intention de voyager prochainement en Amérique pour y semer quelques troubles pour le Sultan.

Ce couple très intéressant ne nous dévoilera pas ses projets politiques, mais il a beaucoup à dire sur la situation actuelle en Turquie et fera quelques déclarations remarquables concernant le Sultan et les affaires internes du palais impérial dont jusqu’ici nous n’avions entendues que de vagues rumeurs.

Il se trouve que la princesse Khayriye soit bien placée pour en parler puisqu’elle occupait jusqu’à ce qu’à son évasion une position distinguée à Constantinople. Cette princesse n’est autre que la fille de feu Mahmoud Pacha Ben Ayed qui fut ambassadeur de Tunis auprès de la Cour de Napoléon III et dont l’immense richesse était connue dans tout l’Orient. La princesse était souvent invitée au palais impérial du Sultan Abdülhamid, et elle y avait de bonnes amies parmi elles, l’une des épouses du sultan une belle esclave qui avait été présentée au sultan par le père de la princesse (Il s’agit de Safinaz). Elle déclare également que beaucoup d’autres femmes de la cour, ainsi que de nombreux officiers du souverain, patriotiques et adhérant aux idées du parti légitimiste comme elle, désirent ardemment le renversement du pouvoir. La princesse est grande et gracieuse, elle porte le voile, le visage à découvert, une robe ample d’un noir foncé avec une coiffe qui recouvre presque tous ses cheveux, le front, et retombant sur ses épaules. Ses cheveux sont d’un noir de jais, sa peau luisante et ses yeux d’un brun profond. Au repos son visage est presque inexpressif, mais tout cela est change lorsqu’elle s’exprime.

Son mari Ali Nouri Bey était jusqu’il y a environ deux mois, Consul général de Turquie à Rotterdam. Il a été soupçonné par son ancien souverain de lui être hostile, cela lui valu durant quelques semaines d’être devenu pratiquement prisonnier du palais impérial. Il y a trois mois, il a été convoqué une fois de plus à Constantinople. Il en a conclu que cela signifiait sa mise à mort, il se décida alors de franchir la frontière turque et transmis un message secret à sa femme et ses deux enfants, qui étaient encore à Constantinople afin de craindre pour leurs vies et de préparer leurs évasions.

La Princesse Khayriya avec ses deux filles.

Comment la Princesse a t’elle réussie à fuir avec ses enfants ? le mieux serait qu’elle vous raconte cela par elle même:

“Il y a environ deux mois avant que je ne quitte Constantinople” dit-elle. “J’ai découvert que tout ce que je faisais était soigneusement espionné, ma maison également, elle est située sur une colline du côté asiatique du Bosphore dans un quartier huppé de la ville. Nous étions surveillés à longueur de journée, partout où nous allions nous étions suivies. Je me suis décidée alors à aller rendre visite à la femme du gouverneur de la ville en faisant semblant de m’indigner, espérant qu’ils donneraient des ordres aux espions de se montrer moins fréquemment et à être plus prudents, choses qui fut faite. Après cela, durant près de trois semaines, je n’ai plus dépassée le seuil de ma porte et je ne suis plus jamais sortie, ni même je ne me suis montrée à la fenêtre. Les espions ont dû penser alors que j’étais malade, et ne me voyant plus ils arrivaient de plus en plus tard le matin. C’est alors que j’ai commencé à réfléchir à notre plan évasion. Je devais partir par le paquebot français dont l’embarquement se fait depuis le quai de Galata, je devais donc m’arranger avec quelques amis pour être là le jour de son départ en compagnie de mes deux petites filles et quelques petits bagages . Une fois que nous serions sous le pavillon français, nous devrions être toutes en sécurité.
Un matin, de très bonne heure, nous nous sommes décidées à nous enfuir rapidement vers un endroit qui se trouvait à proximité immédiate du quai. Il y avait de nombreux policiers et plusieurs détectives turcs, mais tandis que mes amis embarquaient mes deux enfants et mes bagages à bord, moi je patientais parmi la foule jusqu’à ce que l’heure du départ fut proche et que l’escalier fut sur le point d’être retiré, au dernier moment je me précipitais vers celui-ci en réussissant à mon tour à m’embarquer sur le navire avant que quiconque ne puisse m’arrêter. Mon mari m’attendait à Athènes, on y séjourna quelques jours puis nous sommes rendus ici à Londres dans la maison de nos amis et alliés. Le sultan, parait-il fut très en colère, et les espions qui devaient me surveiller sont désormais en prison pour avoir échouer à leur mission. Tous mes biens ont été confisqués, et quant à mon mari, le sultan l’a condamné, si jamais il se fait attrapé, à 101 ans de prison”

Il apparait que la princesse Kheyriye et son mari ne sont pas des conspirateurs d’opéra comique. En tout cas, ils avouent qu’ils n’ont aucune intention d’assassiner “Abdul le damné”.

“Je ne peux pas vous dire grand-chose, bien sûr.” dit Ali Nouri Bey “à propos de nos plans réels, mais ce que nous faisons tous, c’est d’essayer, tant bien que mal, de rallier toutes les forces travaillant contre le sultan afin que tout soit prêt le moment venu pour lui donner le coup de grâce.”

Un renversement populaire en Turquie ? Cela est quasi-impossible. Beaucoup de gens détestent le sultan, qui les opprime et ruine le pays, et ils préfère Murad, le sultan légitime, qui lui est emprisonné. Mais les espions du Sultan sont partout en Turquie. On peut dire que la population est divisées en deux parties, ceux qui sont espions et ceux qui ne le sont pas, et dès que trois ou quatre individus se regroupent, où que l’on voit des personnes suspectes discuter ensemble, ils sont signalés instantanément , et quand vient la nuit, ils disparaissent probablement pour toujours. Le palais impérial de Yildiz, est en permanence gardé par trente à quarante mille soldats et il serait inenvisageable d’y rassembler une centaine de personnes pour y mener une attaque.

La Princesse Kheyriye, son époux et ses deux filles à Londres en 1901.

“Non, nous n’avons pas l’intention d’assassiner le sultan. Il mourra rapidement sans notre aide. Il est atteint d’une maladie sans nom qui finira de l’achever bientôt. Ils essaieront d’élever quelqu’un d’autre pour accéder au trône, peut-être le jeune frère du sultan, Rached Effendi. Ce sera alors pour nous le bon moment d’intervenir pour replacer Murad. Ils disent que Murad est fou, mais il ne l’est pas il est parfaitement sain d’esprit. Il est faible, peut-être, mais cela est compréhensible, il a été enfermé au palais de Téhérazan sur les rives du Bosphore depuis plus de vingt ans, mais bien qu’il soit très difficile pour nous de lui donner des nouvelles car il ne l’est jamais autorisé à voir qui que ce soit, nous savons qu’il va bien et qu’il est en pleine capacité de gouverner son pays.”

L’histoire de l’emprisonnement du sultan Murad est, bien sûr, de l’histoire ancienne maintenant, mais cela peut être intéressant d’en dire quelques mots, surtout de la part d’Ali Nouri Bey, qui est connu comme étant l’un de ses fervents supporters.

“Murad” dit-il, “est monté sur le trône après la mort de son oncle le sultan Abdelaziz, qui fut assassiné, vous savez qu’il a était retrouvé mort avec les veines tranchées. Il ne fait aucun doute que la manière dont l’oncle du Sultan Murad trouva la mort, l’ébranla beaucoup. Cela était arrivé au mauvais moment – juste avant la guerre turco-russe. Murad avait de pénible maux de tête et il buvait pour se soulager. Il buvait beaucoup jusqu’à en devenir délirant. C’est alors que le Grand Vizir et d’autres officiers demandèrent à Abdülhamid d’occuper provisoirement le trône, et il a été convenu que Murad serait mis à l’écart, et que cela n’excéderait pas sept ans. Mais dès son arrivée au pouvoir, le sultan actuel fit de son palais une forteresse infranchissable, puis décida d’abolir la Constitution. Jamais il ne permis à son frère aîné de retrouver sa liberté. Je ne pense pas que le Monde réalise les choses qui se passé en Turquie depuis. Mais ma femme qui vient d’arriver du pays. pourra mieux vous en parler!”

Ali Nuri Bey époux de la Princesse Kheyriye Ben Ayed, ex consul Général de Turquie à Rotterdam.

“Tout en Turquie” dit la princesse “est en train d’être sacrifié sans pitié aux caprices des haines et des peurs du sultan. Il ruine son pays et massacre son peuple. Chaque jour de vingt à trente personnes sont exilées à quelque endroit malsain de l’empire, où elles finiront par mourir de fièvre. Ce sont des gens innocents, ce sont des victimes de cette armée d’espions, ces derniers travaillant chacun à gagner du crédit pour soi en rapportant autant de traîtres que possible. Le monde entier s’était agité pour l’affaire Dreyfus mais nous avons tous les jours une affaire Dreyfus en Turquie, et personne n’en entend jamais parler. Vous ne pouvez imaginer à quel point le pouvoir est centralisé entre les mains du sultan, aucun incendie ne peut être éteint à Constantinople sans que l’ordre n’ait été donné d’intervenir. Peu importe l’heure à laquelle il se déclare, même durant la nuit, tous les détails doivent être télégraphiés au Palais et l’autorisation du sultan obtenue avant que les pompiers ne puissent intervenir. Bien sûr, d’ordinaire, ils interviennent assez rapidement, mais quand il se trouve que la maison qui est en feu appartient à l’une des famille que le sultan soupçonne de déloyauté, vous trouverez surprenant le temps qu’il faudra attendre avant que les pompiers obtiennent l’ordre d’intervenir. “Abdülhamid n’est pas entouré de gens instruits: il ne s’entourent que de ceux qui peuvent être facilement manipulés, et il laisse la gestion des affaires politiques très importantes à deux ou trois membres de la Camarilla, cette autre clique du palais. Le sultan passe la majeur partie de son temps sur d’interminable rapports envoyés par son armée d’espions, remplis des calomnies les plus viles. Un incendie s’est déclaré à deux reprises au Palais récemment et il est probable que beaucoup de personnes ont été déclarées coupables par ces espions. Maintenant, on dit que c’est la Haznadar Usta l’une des
femmes du sultan qui serait la coupable et elle sera probablement éliminée.”

En confirmation de la prédiction de la Princesse Kheyriye, il vient d’être rapporté de Constantinople que Haznader Usta, une belle femme anciennement favorite du sultan et étroitement lié à trois des plus hauts fonctionnaires de la cour a été envoyé par bateau à vapeur spécial fortement gardé vers une forteresse près de Médina, son destin ultime ne sera probablement jamais connu.

“Il est intelligent, le sultan”, a poursuivi la princesse Kheyriye; et s’il consacrait l’énergie qu’il donne à ses persécutions à la bonne gouvernance de son pays son peuple n’aurait rien à lui reprocher. Mais sa folie, c’est sa peur d’être assassiner. Je vais vous rapporté comment le sultan a tué sa propre petite fille il y a de cela deux ans. Il avait toujours un revolver ou deux à portée de main, un matin sa jeune fille était dans sa chambre avec lui, et elle souleva l’un d’eux posé sur une table. Le sultan l’a voyant faire, la première pensée qui lui vint à l’esprit fut que l’ennemi avait formé sa propre fille pour le tuer. Instantanément, il tira sur sa petite fille la touchant mortellement à la tête. Il est détesté et craint par toute sa famille. Son fils un jeune homme, Selim Effendi, qu’il a longtemps soupçonné de vouloir le tuer, est pratiquement prisonnier à Yildiz. Le sultan est entièrement étranger à son jeune frère Rached Effendi et l’a encerclé d’espions. Murad lui est bien sûr prisonnier et bien qu’il se fasse un devoir de le voir de temps en temps il ne lui parle jamais, il va même marier les deux filles de Murad à des hommes dont l’origine est moins noble. Murad a aussi un fils, mais celui-ci a disparu depuis longtemps, et personne ne sait ce qu’il est devenu.”

“Le palais du sultan est luxueux, mais sa terreur perpétuelle ne le laisse pas en profiter. Il a des orchestres talentueux qui lui jouent de la musique et du théâtre, il invite occasionnellement les ambassadeurs, mais généralement il y siège tout seul. C’est tout de même une chose des plus étranges. Rusé de nature, il parait gentil et courtois aux représentants des autres puissances, mais, en réalité son esprit est vindicatif et superstitieux . Ses richesses sont grandes, et proviennent principalement de la vente des biens confisqués propriétés des bannis par ses ordres. Il a beaucoup d’épouses mais n’a jamais aimé et n’a certainement jamais inspiré l’amour.”

“Il avait l’habitude d’apparaître en public parfois, mais maintenant on ne le voit presque plus. Lorsqu’il reçoit les ambassadeurs lors d’un dîner dans la grande salle du palais, il s’assoit une ou deux minutes seulement mais on ne le voit jamais manger. Tous ses repas sont pris en privé. Son cuisinier est l’un des rares anciens serviteurs en qui il a confiance, mais tous ses plats sont scellés avec du papier et de la cire, il n’a pas seulement un esclave qui goûte chaque plat, mais aussi des chats et des chiens, auxquels il lance des portions de viandes avant d’y gouter lui-même. Il est modéré dans son alimentation par peur pour sa santé défaillante. Il sort rarement à l’extérieur, et chaque fois qu’il sort que ce soit dans les jardins du palais, ou dans sa voiture, il est entourée de tous côtés de gardes. Il en est de même lorsqu’il va à la mosquée les vendredis. Il ne traverse qu’une cour, mais même à ce moment l’approcher est impossible, toujours entouré de ses soldats. Les étrangers étaient autorisés à assister à cette cérémonie sans formalités mais depuis le meurtre du roi Humbert chaque visiteur doit être muni d’un laissez-passer signé par l’un des Ambassadeurs.”

Arrivée du Sultan Abdülhamid au Palais de Yildiz

“Parfois, le sultan disparaît et personne ne sait où il a élu domicile, il disparait dans l’une des salles secrètes du Palais dont il est le seul à connaître les emplacements. Il y a bien sûr quelques personnes en qui il a confiance. Mais ces gens sont ennemis les uns des autres, et le sultan veille à ce qu’ils le soient, continuellement les dressant les uns contre les autres. Parfois, il lui arrive d’en renvoyer l’un d’entre eux par peur, et de le rappeler dès qu’il se sentira plus en sécurité.”

La Princesse Kheyriye Ben Ayed en 1904.

Ce que la princesse et son mari raconte de l’état de la Turquie aujourd’hui est attestée par le dernier rapport consulaire de ce pays. Selon ce rapport, il y a une pénurie générale dans tout le pays. Non seulement le pouvoir d’achat des populations se trouve au plus bas, mais les responsables turcs eux-mêmes n’ont pas reçus leur salaire depuis des mois et il n’y a aucune indication d’amélioration. D’autre part certains journaux rapportent que le sultan, par l’intermédiaire de ses émissaires est en train d’acheter des biens de toutes parts, il ne se contente pas seulement d’en augmenter les loyers, mais il exige qu’ils soient payés d’avance.

Selon une autre correspondance reçue de Constantinople 704 personnes du palais, femmes et serviteurs, ont été accusées par le sultan d’espionnage et de complicité dans les récents incendies du palais Yildiz. Elles ont ​​été exilées au Yémen, on raconte qu’on ne les reverra jamais en Turquie.

D’après un article de Curtis Brown parut dans The Providence Journal en 1901.

Traduit par Kais Ben Ayed

Carte des Edifices / Terrains Ben Ayed

Cette carte a pour objectif de répertorier les édifices (et terrains) appartenant ou ayant appartenus à la famille Ben Ayed d’un point de vue historique. Elle permettra à ceux qui le souhaitent de les localiser et de visiter ces lieux historiques. Elle sera complétée au fur et à mesure.

Kais Ben Ayed

Tchakchouka by Lesley Blanch

L’écrivaine et journaliste Lesley Blanch durant sa visite à Djerba en 1951.

Sur la petite île de Djerba, qui ressemble à un jouet, au large des côtes du sud de la Tunisie, se trouve une petite ville encore plus jouet, Houmt-Souk, sa capitale. Là, comme tout le long de la côte tunisienne, vous trouverez des cafés peints en bleu où les Arabes se rassemblent au crépuscule amenant avec eux leurs oiseaux chanteurs pour prendre une leçon du maître oiseau chanteur, propriété du du cafetier. Un chanteur vraiment mélodieux est inestimable pour le café, attirant plus de clients qu’autre chose. Les hommes sont assis, buvant leurs petits verres de thé vert, discutant tranquillement, souvent avec un bouquet de jasmin à la main, ou une rose à l’oreille, car ils sont passionnés par les parfums ; à côté d’eux, sur les tables, de petites cages faites de piquants de porc-épic, dans lesquelles l’oiseau élève a été amené pour prendre sa leçon. Le maître oiseau chanteur est probablement logé dans une cage métallique spacieuse, minutieusement frettée, peinte en bleu et en forme de pavillon, en forme de dôme ou de tourelle ; ces cages sont une spécialité de cette région – certaines des plus belles étant fabriquées à partir d’anciennes boîtes de sardines.

Il y a peu de restaurants à Houmt Souk – un stand de rue propose du poisson grillé, et une spécialité locale (brik), une sorte de pâte feuilletée pliée, dissimulant un œuf poché, et des plus difficiles à manger proprement. Les vendeurs de briks s’asseyent les jambes croisées, perchés sur une haute étagère carrelée à côté d’un chaudron d’huile fumante. J’avais l’habitude de me précipiter, très tôt, pour acheter des briks pour mon petit-déjeuner, tandis que tout autour de moi, Houmt-Souk s’éveillait à un autre jour de bleu, d’ânes au trot apportant les paniers de poulpes ou d’éponges, de chameaux chargés de jarres d’argile ,de musiciens du Soudan, tous réunis sous les palmiers et les arcades de la place du marché… c’étaient des matins au Paradis…

Vendeur de poissons grillés dans une ruelle de Houmt-souk, en 1940.

Là-bas, sur le continent, dans une mystérieuse région méconnue appelée Matmata, les habitants vivent dans des grottes et l’on descend par des échelles dans une sorte de fosse de terre rouge autour de laquelle s’ouvre la grotte. J’ai parfois eu la chance d’être invité à partager le repas familial. La tchakchouka était le plat préféré. J’avais l’habitude de m’asseoir sur le sol et de regarder les femmes, dans leurs robes bleues ornées d’amulettes et de porte-bonheur, préparer ce plat, ou un couscous sorte de plat de semoule et de viande, mais comme cela est très compliqué à faire hors d’Afrique, je me concentrerai sur la tchakchouka.

Ingrédients:

  • Huile
  • 5 ou 6 grosses tomates
  • 3 poivrons verts
  • Piments rouges doux
  • 1 gousse d’ail, hachée (facultatif)
  • Pincée de paprika (facultatif)
  • 6 œufs (1 pour chaque portion)
La chakchouka : plat tunisien.

Coupez les oignons en tranches assez fines et faites-les dorer dans de l’huile. Ajoutez ensuite la même quantité de grosses tomates, de poivrons verts coupés en tranches et finement hachés et veuillez à retirer d’abord toutes les graines. Cuisiner les légumes ensemble lentement dans la poêle jusqu’à ce qu’ils soient une masse pulpeuse molle. Ajoutez ensuite une gousse d’ail, hachée, si vous le souhaitez, et éventuellement une pincée de paprika. Mettez maintenant le mélange dans des plats en terre cuite séparés, un pour chaque personne; casser et œuf sur le dessus de chacun, et le mettre dans un four doux environ 10 minutes. Je ne sais pas comment vous allez trouver cela, mais moi j’ai adorée, de plus j’étais assise parmi mes amis arabes au crépuscule du soir, et les énormes étoiles brillaient dans le ciel verdâtre, tandis que les chameaux attachés aux paumes au-dessus gémissaient et reniflaient le dîner – rien de plus agréable.

Maison troglodyte de Matmata (1927)

Extrait de “Round the World in Eighty Dishes” par Lesley Blanch

Traduit par Kais Ben Ayed