Saïd Ben Ayed

“C’est aujourd’hui le jour du marché. Ce marché a lieu à Houmt-Souk deux fois par semaine, le lundi et le jeudi…

Le Kaid Si-Said-Ben-Aiad arrive vers les neuf heures. Tous les scheiks et les principaux habitants de l’Ile présent à Houmt-Souk vont tour à tour s’incliner devant lui et lui offrir leurs hommages ; puis il commence à tenir un lit de justice et à juger les affaires qui avaient été remises à son haut arbitrage.

A dix heures, je le suis présenté par l’agent consulaire Sidi-Mustapha. Il m’accueille avec beaucoup de courtoisie et de bienveillance, et m’invite à aller le lendemain diner chez lui dans l’espèce de villa qu’il possède à Cédrien. Je consacre le reste de la journée à examiner de nouveau le bourg…

A sept heures du matin, je fais mes adieux au khalife, à l’excellent abbé Bois et à l’agent consulaire Sidi-Mustapha. Son fils Ibrahim, son chancelier M. Mariano, Napolitain d’origine, un négociant maure et deux spahis, doivent m’accompagner jusqu’à Cédrien, indépendamment de mon escorte habituelle.

A huit heures, nous montons tous à cheval.

La route que nous suivions dans la direction du sud-est est d’abord très-sablonneuse. Nos chevaux n’avancent qu’avec difficulté au milieu d’un sable fin et profond. De distance en distance s’élèvent de superbes oliviers.

A neuf heures, nous passons devant une mosquée appelée Djama-ben-Gerban. A notre droite s’étend un houmt du nom de Kachain ; il est situé dans une campagne fertile.

A dix heures, nous arrivons à Houmt-Cédrien. De beaux jardins environnent ce bourg. Ils sont plantés d’oliviers, d’amandiers, de figuiers, de grenadiers et d’abricotiers, qu’entremêlent de hauts et gracieux palmiers. Des vignes serpentent d’un arbre à l’autre, ou croissent séparément en ceps moins élevés. Dans chacun de ces verges, des compartiments divers sont réservés à des légumes, d’autres plus étendus à des céréales.

Des puits d’où l’eau se déverse au moyen de norias dans un réservoir et de là se répand dans une multitude de rigoles, remplacent pour ces jardins les eaux courantes qui leur manquent et celles du ciel, qui sont quelques fois très-rares, comme cette année, par exemple.

Le Kaid Si-Said Ben Aiad réside dans cette localité. Il y possède une belle habitation, meublée tout à la fois à l’européenne et à l’orientale. C’est l’un des proches parents du trop fameux Ben-Aiad, qui fut quelques temps le premier ministre, ou, pour mieux dire, le maitre pesque absolu de la Régence. Après y avoir amassé, à force d’exactions, une fortune immense, ce ministre crut un jour prudent de faire passer en Europe la plus grande partie de ses richesses, lorsqu’il s’aperçut que son crédit auprès du bey était sur le point de s’écrouler sous les intrigues de ses rivaux, jaloux de sa puissance et de son or ; sous le poids aussi, de plus en plus lourd et menaçant, des malédictions publiques. Quand il eut ainsi sauvé du naufrage tout ce qu’il pouvait emporter de son trésor, il s’enfuit lui-même en France, et le bey, qui se disposait à confisquer tous ses biens, ne put mettre la main que sur ses propriétés territoriales, qui étaient disséminées sur différents points de la Tunisie.

Pour en revenir au Kaid de Djerba, à peine arrivé à Cédrien, je me rendis auprès de lui, accompagné de M. Mariano, de Sidi-Ibrahim et de Malaspina. Après le café et l’échange réciproque de ces nombreuses formules de politesse dont on est si prodigue parmi les musulmans, j’amenai la conversation sur l’île, sur ses ressources, sur la fertilité de son sol et sur les ruines qu’elle renfermait. Le Kais m’appris alors que, non loin de Cédrien, il y avait des débris assez étendus appartenant à une ville antique entièrement renversée, et que, si je le voulais, j’avais le temps, avant le diner, d’aller les visiter. Je partis aussitôt avec deux de ses spahis, qui reçurent l’ordre de m’y conduire.

Cette ville est située à une demi-heure de marche environ à l’est-sud-est de Cédrien. Elle s’étendait jusqu’auprès du bord de la mer, et une petite anse lui servait de port. L’emplacement qu’elle occupait porte encore aujourd’hui le nom de Borgo (le Bourg). On le désigne également sous celui de Nasaft. Une quantité considérable d’amas de pierres jonchent le sol ; mais tout est détruit de fond en comble, sauf un pan de mur encore debout, lequel est bâti avec de magnifiques blocs parfaitement appareillés.

A midi, nous sommes de retour à Cédrien pour le diner et le Kaid m’invite à me placer près de lui. Une dizaine d’autres convives se rangent autour de la table du festin. Celle-ci est surchargée de mets de toutes sortes servis dans des plats de porcelaine dorée et apprêtés avec un art culinaire des plus raffinés. Quand les premiers convives rassasiés et se furent retirés, se fut le tour de mes hambas et des spahis qui m’avaient accompagné, puis des nombreux domestiques du Kaid, enfin d’une dieaine de pauvres, auxquels tous les restes furent distribués. Cette coutume musulmane de ne jamais donner un grand repas sans que les indigents en aient aussi leur part, m’a toujours paru très-touchante et véritablement patriarcale ; elle serait digne d’être imitée par les chrétiens.

Le Kaid m’engage alors, avec des instances pleines de courtoisies, à demeurer chez lui pendant deux ou trois jours. Mes hambas me pressaient vivement d’accepter mais craignant que les bon diners du Kaid ne produisissent sur eux l’effet du lotos sur les compagnons d’Ulysse, et qu’après avoir savouré les délices de cette nouvelle Capoue, il ne fussent ensuite moins disposés à supporter les privations et les fatigues qui les attendaient dans les pénibles explorations que j’allais entreprendre, je résolus de les arracher immédiatement au charme qui commençait à les enivrer, et à deux heures trente minutes, je fis mes adieux et je présentai mes remerciement à Si-Said-Ben-Aiad, et nous quittâmes tous Cédrien. M. Mariano et Sidi-Ibrahim s’en retournèrent à Houmt-Souk ; pour nous, nous primes la direction de Houmt-Cédouikhes.

La route que nous suivons est bordée, à droite et à gauche de fertiles verges, entremêles de champs de céréales. …”