Etude des céramiques

« Parmi les pièces anciennes les plus importantes que nous a léguées Ie passé de Djerba, il faut mentionner en premier lieu le magnifique ensemble de revêtements céramiques du Palais des Ben Ayed. Ce palais, ou plutôt cette succession de palais, est bâti à un kilomètre environ au nord de Mahboubine, à la limite des deux fractions de tribu des Fadeloun et des Gharzroun, il fut l’œuvre d’une génération de Ben Ayed. Sur les murs et les pavés des pièces, s’écrit une page de l’histoire de la poterie de Guellala ( Ph. Vll.1).

Pavements

Les modèles

Les plus anciens pavements sont formés de pavés carrés ou rectangulaires de 20 cm X 20 cm ou 20 cm X 15 cm environ et de 0,03 cm d’épaisseur, en terre ordinaire non émaillée. Ce genre de carreaux est encore utilisé à l’heure actuelle dans quelques habitations de l’île.

Dans l’ordre chronologique donné par l’âge des bâtiments viennent ensuite des carreaux de 20 cm X 20 cm X 3 cm d’épaisseur, émaillés entièrement en jaune et présentant des dessins en lignes marron foncé avec, parfois, quelques touches de vert, mais rarement (pl. Vll.1.2.3.4). Le décor en est floral et géométrique. Il dénote chez l’artisan la hantise du tour: cette fabrication choquait ses habitudes de travail et le potier était heureux de placer le carreau sur son tour pour y tracer les motifs de la décoration: spirales, cercles concentriques, etc. L’émail est de très bonne qualité, épais et sans défauts. Les Ben Ayed savaient y mettre le prix.

De la même époque, mais paraissant plus récents, sont des carreaux légèrement plus petits et un peu moins épais, émaillés mi-partie jaune, mi-partie vert suivant une diagonale et rappelant la technique d’émaillage des «sqâla» (pl. Vll.5). Ces «zlîz» tapissent principalement le sol d’une très curieuse partie de l’habitation : un belvédère à un étage et à ciel ouvert où se tenaient les invités des Ben Ayed, pour assister à des fêtes données dans une immense cour. La juxtaposition et l’harmonie des tons des carreaux, presque tous différents, offrent à l’œil un ensemble d’une rare originalité. Certain poète a même comparé ce pavage à un champ de boutons d’or. L’émail des pavés est de bonne qualité, le jaune est assez pâle et teinté de vert très légèrement; cela semble provenir d’un manque de soin à l’émaillage, le plomb et l’antimoine ayant été souillés par un peu d’oxyde de cuivre qui, comme on le sait, possède un pouvoir colorant intense.

Plus près de nous dans le temps, certaines pièces d’habitation sont pavées de petits carreaux de 9 cm X 9 cm X 2 cm d’épaisseur. Ici apparaît pour la première fois l’usage de l’émail stannifère. Les petits pavés sont émaillés mi-partie blanc, et mi-partie noir, suivant une diagonale. Mais le manganèse rajouté par dessus la couche d’étain a donné un noir, violet très doux. Le blanc est un blanc pur (pl. V/1.6).

De par leur décor, ces pavés se prêtent à des combinaisons multiples : encadrements, frises pour murailles, motifs centraux, semis de dessins, etc. De plus, pour compléter ces agencements, l’artisan utilisait d’autres petits carreaux triangulaires de 9 cm de côté entièrement blancs ou entièrement noirs qui servaient à monter des rosaces centrales et des filets très curieux.

Ce serait une erreur de placer à la même époque les petites plaquettes émaillées noir· de 9 cm X 3 cm. L’examen de leur émail et les conditions de leur emploi les rangent parmi les poteries suivantes.

Ces pièces sont les plus riches. Elles rappellent les pavements céramiques des vieilles habitations tunisiennes.

Au sujet de cette série de carreaux, nous savons par tradition orale qu’ils furent exécutés à Guellala par des artisans amenés de Tunis. La famille «Sakkâl» fut chargée de la fabrication des carreaux jusqu’à la cuisson du dégourdi; les potiers tunisois les décorèrent et les émaillèrent. De la même époque paraissent dater de grands carreaux blancs à motif central floral d’inspiration visiblement italienne, ainsi que d’autres pavés plus petits, aux coins ornés de violet cru, qui semblent beaucoup plus récents et dont l’origine est discutable.

Il est pour ainsi dire impossible de trouver d’autres carreaux émaillés ailleurs qu’au Palais des Ben Ayed. Il ne faut pas oublier que le Djerbien manifeste un certain dédain pour ce qui est de la décoration de son intérieur; son esprit très religieux considère ce luxe comme amollissant et peu conforme aux prescriptions religieuses. Il a appartenu à la famille Ben Ayed de montrer que Guellala pouvait faire quelque chose dans cet ordre de travaux, et ces essais frustres et rustiques, mais marqués au coin d’un cachet très heureux, indiquent un chemin intéressant où pourrait s’engager l’artisan Guellalien.

Les techniques

L’examen de ces carreaux émaillés et les souvenirs des vieux potiers permettent de reconstituer la technique employée pour leur fabrication. Le moule, simple cadre de bois, était placé sur le sol sableux de l’atelier et garni d’argile fortement tassée avec les mains et lissée sur le dessus avec la paum!= des mains mouillées. Après un court séchage, le carreau était démoulé. Il passait alors sur un «gâleb» en bois dur, abricotier, paraît-il, en forme de tronc de pyramide très plat. Le potier plaçait le carreau, côté à émailler contre le «gâleb», sur la petite face. A l’aide d’un couteau qu’il faisait glisser sur les bords du modèle (dont la position déterminait
l’angle de coupe), il retaillait les bords du «zlîz» (fig. Vll.1a.b.c).

Emaillage des carreaux.

Cette pratique du retaillage en biseau avait pour but de masquer l’imperfection de la fabrication, en facilitant l’ajustage des dessus des carreaux qui, sans cela, auraient présenté entre eux des surfaces de ciment ou de mortier de liaison, par trop considérables.

L’enfournage se faisait curieusement. A l’aide de tessons ou d’autres poteries, le «gorbêl» du four était égalisé en surface plane. Les carreaux à émailler, crus ou cuits, étaient dressés debout, trois par trois, de façon à .former une multitude de triangles. Une seconde couche était placée sur la première de la même façon mais en croisant les triangles, et ainsi de suite. Cette disposition, si elle ne permettait pas d’utiliser la totalité de la capacité du four, offrait l’avantage,
surtout pour l’émaillage, d’un tirage accéléré et d’une meilleure répartition de la chaleur (fig. VI/.2 et 2bis).

Enfournage des carreaux.

Une collection complète des carreaux émaillés provenant du Palais des Ben Ayed était jadis exposée au Centre des Arts Tunisiens de Djerba, dans la pièce réservée aux objets anciens (ph. VII.1 à 4).

Au sujet des anciennes poteries émaillées de Guellala, il convient de dire un mot sur une famille de potiers célèbre encore dans les annales djerbienne : la famille « Sakkâl». Ce nom de Sakkâl ne serait peut-être qu’un surnom qui a remplacé le nom véritable perdu dans l’ombre du passé. Sakkâl signifie brillant, qui brille; les Sakkâl, il y a plus de trois siècles, paraît-il, avaient le monopole des belles pièces émaillées à Guellala; leur renommée allait jusqu’en Tripolitaine et à Constantine. Leur art se perdit vers la fin du XIX.ème siècle. Aujourd’hui il ne reste plus que le souvenir, le nom et quelques pièces (2). »

Aspect d’un patio du palais Ben Ayed.
Zliz ancien bi-chromés d’origines djerbienne (Palais Ben Ayed)
Zliz et carreaux d’origines diverses. (1967)
Carreaux anciens émaillés, importés de Tunis (Palais Ben Ayed).
Dans une des pièces du Palais Ben Ayed, carreaux de céramique d’origine diverse.
Carreaux d’origine diverses (Palais Ben Ayed).

Autre point de vue et précision.

« Dans le livre de Jacques Revault, Palais et demeures d’été de la région de Tunis (XVIe-XIXe siècles), (Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique – 1974), p 150, l’auteur raconte que le Général Mahmoud Ben Ayed a fait venir d’Italie des artisans céramistes sardes. Il les auraient installés dans des ateliers à proximité des bans d’argile fin de la colline de Gammarth. Ces artisans n’ont aucun rapport avec les potiers de Qallaline. Les italiens ont introduit avec eux un savoir-faire différent, notamment au niveau de la coloration. Ces ateliers ont travaillés exclusivement pour Ben Ayed, en fabriquant carreaux, vaisselle, vases et divers objets de décoration. La rareté des carreaux qu’on appelle aujourd’hui « Vieux Gammarth » vient du fait qu’on ne les trouve que dans les résidences de Ben Ayed, et rarement dans d’autres demeures, comme le Dar Bouhachem à Tunis, où l’on peut voir 4 panneaux de faune et de flore exceptionnels. On suppose que pour le palais Ben Ayed de Djerba, des modifications et des agrandissements ont été réalisés au XIXe siècle et que des ornementations de céramiques ont été rajoutés aux nouveaux décors du palais. Certains spécialistes stipulent que les « Vieux Gammarth » sont facilement reconnaissables d’abord par leurs dimensions, ensuite à leur fond blanc et enfin et surtout à la palette de couleurs qui les distinguent des autres fabrications autochtones. Seulement il faut être vigilant car des imitations ont été faites dès le XIXe notamment par les ateliers de Qallaline, mais ces imitations restent grossières et peu raffinées par rapport aux Gammarth.

Extrait de « Les potiers de Djerba » de Jean-louis Combès et André Louis (1967).

Extrait de « Palais et demeures d’été de la région de Tunis (XVIe-XIXe siècles) » de Jacques Revault, (Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique – 1974)

Par Kais Ben Ayed