Farhat Ben Ayed

La vérité sur les incidents de Tunis – 12/05/1920

Son Excellence Farhat Ben Ayed, Garde des Sceaux et membre fondateur du Destour.

Les récents incidents de Tunis dont on a fait un tableau profondément faussé sont de nature à égarer l’opinion française sur les véritables sentiments du peuple tunisien. A la veille de l’heureuse visite à Tunis du Président de la République, il importe de rétablir les fait, dans le commun intérêt et du protectorat et de la métropole. Seul membre actuellement présent à Paris de la délégation tunisienne, j’ai le devoir de protester énergiquement, comme je l’ai fait auprès des représentants du peuple français contre « le parallélisme » que l’on prétend reconnaître entre ce qu’on appelle les agitations communistes de Tunis et les revendications légitimes légalement poursuivies par le peuple tunisien.

Il suffit de lire les journaux tunisiens, Il suffit de connaître l’âme profonde de l’Islam pour savoir que nos revendications n’ont rien de révolutionnaire. Le Tunisien est constitutionnaliste, il a le sentiment de l’ordre; non seulement il n’apporte aucune aide aux passions révolutionnaires et n’en attend aucun secours, mais il a la légitime ambition de servir utilement l’ordre et la loi. Quel but poursuit-il ? Assurer l’affectueuse amitié de la Tunisie et de la France par le fonctionnement normal du régime constitutionnel en Tunisie. La France s’est engagée, en établissant son protectorat dans la Régence, à respecter et à sauvegarder l’intégrité de la nation tunisienne et, dans les limites de ses frontières, la souveraineté de son gouvernement. La France tiendra parole.

La Constitution de 1861, premier pas de la Tunisie vers la liberté politique, est-elle en harmonie avec l’état général de la civilisation et en particulier avec le degré de développement politique qu’a atteint la Tunisie, par un contact de quarante ans avec la France émancipatrice ? Le peuple tunisien ne le pense pas. Fidèle aux enseignements que ses membres ont reçu dans les écoles françaises, il estime que tout peuple civilisé a le droit, en consentant les impôts, d’en contrôler l’emploi. Sont-ce là des visées révolutionnaires ?

Pour accéder à ce stade de la civilisation, le peuple tunisien demande dans le respect assuré des intérêts de la France — qu’une assemblée élue puisse contrôler les actes d’une administration irresponsable en Tunisie ; à la France, dont la pression bienveillante mit fin en 1861 au pouvoir personnel absolu, de faire cesser en 1922 l’arbitraire de la bureaucratie absolue. Quoi de commun, entre ces aspirations libérales, inspirées de la plus pure tradition française et la Révolution ?

Les traités de 1881 ont créé une situation de fait en vertu de laquelle ni le Bey sans la République française, ni la République française sans le Bey ne peuvent modifier la Constitution tunisienne. Le peuple tunisien constitutionnaliste, dont le respect et le dévouement pour le Souverain régnant sont hors de contestation, a soumis ses vœux à S. A. Mohammed Ennaceur Bey. Et le 18 juin 1920, celui-ci parlant librement à ses sujets fidèles leur a donné son assentiment formel.

L’accueil que nos revendications ont reçu en France fut ce que nous l’attendions. Il s’est traduit récemment par le dépôt, sur le bureau de la Chambre, de la résolution suivante :

« Le gouvernement est invité à prendre les mesures nécessaires pour qu’il soit sursis à rémission de l’emprunt tunisien jusqu’au jour où le gouvernement français, d’accord avec le bey de Tunis, souverain régnant, accordera au peuple tunisien une Charte Constitutionnelle basée sur le principe de la séparation des pouvoirs, avec une assemblée délibérante élue au suffrage universel à compétence budgétaire étendue et devant laquelle le gouvernement local (tunisien) sera responsable de sa gestion, sans crue cette responsabilité puisse excéder les limites des questions d’intérêt purement local. »

Cette résolution a été signée par un grand nombre de députés appartenant à tous les groupes, de gauche, du centre et de droite.

D’ailleurs, les garanties constitutionnelles demandées par le peuple tunisien ne sont nullement incompatibles avec la situation de la France en Tunisie, situation qui est et sera toujours pleinement sauvegardée par la présence a Tunis du résident général, ministre des Affaires étrangères près la personne de son Altesse le Bey, du général commandant la division d’occupation et de l’amiral commandant toutes les forces de mer.

Ce nouveau régime, dans lequel les droits et les devoirs de chacun seraient définis exactement, devrait comporter :

« Une Assemblée délibérative, composée de membres tunisiens et français élus au suffrage universel, et en nombre égal, maîtresse de son ordre du jour et à compétence budgétaire étendue. — Un gouvernement responsable devant cette assemblée, sans que cette responsabilité puisse excéder les limites des questions d’intérêt purement local. — La séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. — L’organisation de municipalités élues au suffrage universel dans tous les centres de la Tunisie. — L’instruction obligatoire. —La liberté de presse, de réunion et d’association. »

Pendant la guerre, le sang tunisien s’est mêlé au sang français ; les tombes de nos morts sont mêlées sur le sol sacré dé la patrie. Aux heures difficiles qui ont suivi la guerre, la Tunisie est restée l’un des éléments essentiels de l’union séculaire de l’Islam et de la France. Injustement attaqués, à la veille du voyage en Tunisie du représentant de la France, nous répondons à notre corps défendant. J’ai conscience d’avoir évité, au delà même du possible, toute polémique en ce moment inopportune, et suis heureux de cette occasion d’affirmer à la Tribune retentissante de ce journal, une amitié du peuple tunisien pour la France et ma foi dans la justice.

FARHAT BEN AYED,

Gouvernement Mohamed Nacer Bey, en 1914, avec Youssef Djait, Taieb Djellouli, Moncef Bey, Ahmed Bey, Farhat Ben Ayed (Aide garde des Sceaux)

Délégué tunisien.

Lettre publié par Farhat Ben Ayed dans le Rappel du 12/05/1920.

Farhat Ben Ayed et son action dans le Destour.

Si Farhat Ben Ayed dans la file de gauche, cinquième juste derrière Si Mohamed Salah Mzali.

Le Destour, également appelé Parti libéral constitutionnel, est un parti politique tunisien fondé en 1920 et dont le but est de libérer la Tunisie du protectorat français.

Farhat Ben Ayed est membre fondateur du Destour. Il fait partie de la délégation tunisienne qui a été envoyée à Paris en 1920.

Le 28 juillet, Thâalbi a la tête d’une première délégation est arrêté à Paris et envoyé devant le conseil de guerre à Tunis sous l’inculpation d’atteinte à la sûreté de l’État. Il est alors remplacé par Farhat Ben Ayed qui échappe à l’arrestation grâce à sa qualité de protégé anglais. Il entame alors des démarches auprès des hommes politiques français dans l’espoir de pouvoir organiser une deuxième délégation.

Le Garde des Sceaux Si Farhat Ben Ayed (3 éme de la gauche vers la droite) avec Si Mohamed Saadallah et Abdeljlil Zaouche et d’autres notables tunisiens.

Le 25 décembre 1920, une deuxième délégation présidée par Tahar Ben Ammar arrive à Paris. Elle comprend un avocat israélite (Elie Zérah, adjoint), un avocat musulman (Hassouna Ayachi, secrétaire), un délégué à la Conférence consultative tunisienne (Abderrahman Lazzam) et un notable (Hamouda Mestiri). Dès le 27 décembre, grâce aux contacts noués par Farhat Ben Ayed, ils sont reçus par Lucien Saint, le nouveau résident général, qui a reculé son départ pour Tunis pour les recevoir et entendre leurs doléances.

Dès son retour à Tunis, Lucien Saint avait douché l’optimisme des destouriens en leur déclarant le 21 janvier qu’il y avait incompatibilité entre Constitution et protectorat. C’était donc une menace à peine voilée contre le jeune parti qui courait le risque d’être dissous et poursuivi pour atteinte aux traités. Pour contrer cette menace, Thâalbi et ses camarades ont l’idée de demander leur avis à des juristes français. Farhat Ben Ayed consulte alors Joseph Barthélemy et André Weiss, tous deux professeurs de droit public, en leur posant quatre questions :

  • Le peuple tunisien peut-il s’adresser par voie de pétition à son souverain ?
  • La Constitution écrite en 1861 a-t-elle toujours une existence juridique ?
  • Le rétablissement de cette Constitution, à supposer son existence, est-il compatible avec le régime du protectorat ?
  • Le régime constitutionnel est-il compatible avec le protectorat ?

Les réponses à cette consultation sont remises le 6 août 1921 à De Beaumarchais, sous-directeur d’Afrique-Levant, par le député Paul Painlevé, futur président du Conseil, accompagné par Farhat Ben Ayed :

  • Le peuple tunisien a le droit de formuler des pétitions, le bey est compétent pour les recevoir ;
  • La Constitution de 1861 n’a pas toujours été fidèlement observée mais cette Constitution n’a pas été abrogée bien qu’elle ait été violée ;
  • Une réforme constitutionnelle peut être introduite en Tunisie par l’accord du bey et du gouvernement français ;
  • Le régime constitutionnel est compatible par essence avec le régime du protectorat. La compatibilité d’une certaine liberté politique et administrative avec le régime du protectorat n’est pas douteuse du point de vue juridique. Quant au degré de cette liberté, c’est une question politique à régler par l’accord de l’État protecteur et du gouvernement protégé.

Cette consultation conforte les destouriens dans leur démarche et rassure les sympathisants qui craignaient de tomber dans l’illégalité. L’argument de l’incompatibilité entre Constitution et protectorat ne sera jamais plus utilisé par la résidence générale.

Les amitiés que Farhat Ben Ayed a nouées dans les milieux politiques parisiens lui permettent de faire revenir le problème tunisien à la Chambre des députés. Une loi du 31 juillet 1920 avait autorisé le gouvernement tunisien à émettre un emprunt de 225 millions de francs. Le 2 février 1922, profitant de l’amitié des députés Pierre Taittinger et Maurice Barrès, il réussit à faire déposer sur le bureau de la chambre une proposition de résolution portant la signature de 25 parlementaires (Henri Auriol, Barrès, Paul Escudier, Henri Fougère, Henry Paté, Jean Fabry, Taittinger, Charles Bertrand, Joseph Barthélemy, Marcel Gounouilhou, Édouard Soulier, Yves Picot, Paul Bénazet, Maurice de Rothschild, Paul Painlevé, Louis Antériou, Henri Fiori, Georges Noblemaire, Olivier Deguise, André Renard, Léon Girod, Albert Meunier, Joachim Murat, Charles Bernard et Paul Cassagnac et ainsi conçue:

« Le Gouvernement est invité à prendre les mesures nécessaires pour qu’il soit sursis à l’émission de l’emprunt tunisien jusqu’au jour où le gouvernement français, d’accord avec le bey de Tunis, souverain régnant, accordera au peuple tunisien une charte constitutionnelle basée sur le principe de la séparation des pouvoirs, avec une assemblée délibérante élue au suffrage universel, à compétence budgétaire étendue et devant laquelle le gouvernement local (tunisien) sera responsable de sa gestion, sans que cette responsabilité puisse excéder les limites des questions d’intérêt purement local »

Les nationalistes destouriens attendaient avec impatience le vote de cette résolution conforme à leurs attentes. La crise au palais de La Marsa allait ruiner leurs espoirs.

Si Farhat Ben Ayed juste derrière Lamine Bey et SI Slaheddine Baccouche.

Début de l’affaiblissement du parti

Le décret du 13 juillet 1922 supprime l’ancienne Conférence consultative et la remplace par le Grand Conseil, conçu comme une émanation d’assemblées locales : les conseils de cheikhats, de caïdats et de régions. Le Destour tente de les combattre mais sans succès pendant que d’autres notables approuvent les réformes. Ainsi, Sadok Ennaifer — qui avait défié le résident général le 16 juin 1920 — assume dans le journal Es Zohra approuver « les réformes comme une étape nécessaire vers un régime libéral, et déclare qu’au point de vue religieux, il n’était pas licite à un musulman de les critiquer, Son Altesse le Bey étant trop avisé pour ne pas les avoir étudiées avant de les promulguer ». Sa nomination au poste de cadi de Tunis avait déjà récompensé son ralliement quand il fait cette déclaration.

Son Excellence Le Garde des Sceaux Farhat Ben Ayed en 1944 à l’occasion du Mouled.

Le parti est peu à peu vidé de ses forces vives. Une loi promulguée soumet les souscriptions publiques à une autorisation préalable, ce qui a pour effet de tarir les ressources du parti. Habilement, Lucien Saint utilise les promotions ou les menaces pour inciter ses membres à abandonner la politique. Ferhat Ben Ayed est dénigré et réduit à la misère au point d’accepter un poste de caïd et de quitter le parti, Hamouda Mestiri démissionne de sa fonction de trésorier le 18 août 1922. Découragé, Abdelaziz Thâalbi quitte la Tunisie fin août 1923.

Si Farhat Ben Ayed derrière Si A. Zaouche sur les marches à gauche.
Membre du Destour en 1923.

Extrait Le Rappel Mai 1920 Moncef Dellagi,  p159.  Roger Casemajor,  p64.

Kais Ben Ayed