On trouve rarement des îlots pendant des siècles à l’abri des vagues niveleuses des “invasions étrangères”; l’Histoire est là pour nous dire que la Tunisie fut un couloir de passage pour les envahisseurs venus “de l’est lointain” et qu’en tant que promontoire “jeté” au milieu de cette marmite méditerranéenne, où bouent depuis plus de 2.000 ans des civilisations diverses et “heurtées”, elle n’a cessé de subir des influences extrêmement diverses. L’Algérie et le Maroc, grâce à leurs régions montagneuses et retirées ont conservé des centres “primitifs”. En Tunisie, je ne pense pas qu’en dehors de l’ile de Djerba on puisse trouver un ensemble autochtone qui se soit maintenu non seulement dans une pureté ethnique relative, mais encore avec ses traditions fondamentales. On peut, pour Djerba, citer le mot de Masqueray : « notre bonne fortune nous a conservé la comme un fragment de haute antiquité ». Sur les rives du continent qui font face à l’ile. le nomadisme tache la steppe de ses tentes sombres et élève les greniers fortifiés de Métameur et de Medenine, Djerba, au contraire, essaime sporadiquement ses habitations sur la totalité des 225 km2 de sa superficie. Identique, quant à sa formation géologique, au climat, à sa pénurie d’eau potable, à son exposition aux vents dominants, l’ile n’est qu’un fragment du continent (fig. 1), séparé de lui par quelques centaines de mètres au point le plus proche. D’un côté, une steppe que la paix peuple péniblement de jeunes oliviers, de l’autre, une ile bourrée d’habitants (l’habitant pour 0,4 hectares) on l’on sent une présence humaine très ancienne et encore bien vivante, où la série des traditions relatives à son établissement révèle plus de choses que la documentation écrite “dite historique”, où sous nos yeux se déroule une tranche du passé extrêmement significative.
Le premier acte de l’homme est d’assurer son gite et il le fait en suivant des lois le plus souvent inconscientes, agissant selon une tradition dont il a perdu même le souvenir des origines. C’est pour cela que l’habitation est révélatrice de la race, du passé, des coutumes et de l’histoire des hommes. Si l’on élimine de Djerba l’impossible style européen du début du siècle et les atrocités rares, il est vrai, de l’architecture administrative, nous nous trouvons en présence d’un ensemble typique qui ne peut se retrouver ailleurs. Certes les paysages de Zarzis (fig. 2). de Zliten et d’autres coins du rivage des Syrtes rappellent Djerba, mais renseignements pris, nous nous trouvons en présence d’émigrations djerbiennes sur le continent, émigrations récentes à l’échelle historique. Un fait domine : à l’exception des deux bourgades israélites, Hara Kebira et Hara Sgira (et aussi de l’ancien emplacement de cette dernière). il n’existe dans l’ile ni village ni encore moins de ville proprement dite. Houmt Souk débarrassé de sa gangue européenne n’est plus qu’un groupe de caravansérails autour d’un souk restreint, sans aucune habitation proprement dite (fig. 3). Il en est de même de Midoun, d’El May. d’Adjim, de Cédouikech, qui, à l’heure actuelle, trompent l’œil en groupant écoles, poste, marché, pompes à essence et entrepôts, le long de Ia route. Otez l’apport européen du dernier siècle et Djerba apparait telle qu’elle fut durant des siècles : un puzzle de jardins et d’olivettes renfermant chacun son habitation: le menzel. Sa vision aérienne rappelle certaines préparations microscopiques où l’on aperçoit les cellules et leur noyau : les cellules? les propriétés; les noyaux? les menzel.
Et la comparaison est d’autant plus juste que si l’on enlève le modeste réseau routier de l’ile, il ne reste plus que cet assemblage de nucléoles verdoyantes, ceinturées du vert plus bleu des tabia de cactus avec a l’intérieur, au hasard des plantations, la tache blanche du Menzel. A ma connaissance pas un seul ethnologue ne s’est penché sur la singularité du Menzel djerbien. Les linguistes nous donnent une poétique explication du mot explication au demeurant exacte : Menzel vient du mot n – z – l. qui signifie “camp provisoire” (campement où l’on fait cuire le thé, ou l’on mange des aliments déjà préparés et où l’on ne dort qu’une nuit, très exactement). Les Djerbiens appelleraient ainsi leurs demeures pour signifier la précarité de la vie terrestre en comparaison avec la vie future. Les littérateurs font étalage de leurs impressions et parlent de “fermes fortifiées”, de style “abyssin” ou “égyptien”. Les architectes y ont puisé des idées de formes extérieures; les cinéastes y ont trouvé des décors “rationalistes” ; les artistes un retour conscient à l’étude des volumes et des lignes; les historiens ont parlé du fameux « mystère lybien ».
Il semble que, favorisés par un climat très doux et possesseurs de terres fertiles à l’abri des incursions par suite de leur qualité d’insulaires, les habitants de Djerba aient, des l’antiquité, habité des maisons construites en pierres. A l’époque romaine, les hauts fonctionnaires et les riches commerçants de l’Ifriqiya et de la Byzacène avaient accoutumé de venir oublier chaque année à Meninx puis Girba, pendant quelques semaines, les soucis des affaires, et il n’est pas exagéré de supposer que la capitale, de même que les autres villes principales : Tipasa. Haribus, Thour et Uchium, devaient renfermer des villas somptueuses, analogues à celles que les hiverneurs habitaient ordinairement dans le nord du pays. Les belles mosaïques découvertes à Meninx, ainsi que les vestiges épars ça et là dans la campagne djerbienne, appuieraient, s’il en était besoin, cette hypothèse. Vandales et Hilaliens durent accomplir à Djerba, comme dans le reste de la Tunisie, leur œuvre dévastatrice. Cependant, soit qu’ils fussent pressés de remonter vers le nord, soit que les autochtones, suffisamment nombreux et armés leur en aient imposé, il ne semble pas que l’ile de Djerba ait subi les destructions systématiques qui marquèrent le passage des hordes conquérantes dans leur course vers les riches capitales. C’est ainsi que bon nombre d’oliviers millénaires aux troncs énormes et comme on n’en rencontre nulle part ailleurs dans le sud, continuent à étendre sur le sol leur ombre bien faisante. Les Djerbiens ont-ils toujours, depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne, habité des maisons de pierres? On ne saurait le dire. Mais ce qui est certain c’est que depuis des siècles, ils vivent confortablement dans des maisons dont l’architecture n’a pas varié.
De loin, le menzel djerbien offre l’aspect d’une jolie villa perdue dans la verdure et les fleurs (fig4). Presque toutes les maisons de l’île se ressemble. Néanmoins quelques détails architecturaux peuvent être observés plus fréquemment dans certaines régions que dans d’autres. Toutes dérivent de la maison romaine: cour centrale entourée des bâtiments d’habitations, type de maison généralisé en Afrique du Nord. La disposition des pièces ne varie guère la disposition des ghorfa et des coupoles permet une classification. A signaler toutefois les menzel fortifiés de la région d’Adiim aux murs plus épais et où les ghorfa forment bastion. Autrefois les nomades du continent faisaient des incursions fréquentes à Djerba (Adiim est la région la plus proche du continent). Le rôle des châteaux fort de notre moyen âge était dévolu aux mosquées fortifiées qui comportent encore créneaux, machicoulis et meurtrières dans le mur d’enceinte mais la région proche des plages de débarquement devait posséder des constructions assez solides pour permettre de résister aux envahisseurs et de tenir tête jusqu’à ce que les hommes des districts voisins eussent le temps d’arriver. Le menzel, d’autre part, forme un tout s réservé à la vie familiale; alors que, dans d’autres régions, le bâtiment originel s’entoure de constructions diverses dues au hasard (accroissement de la famille, nécessités de travail. hangars, ateliers, huileries, dépôts, etc.. qui, sur le plan, le font ressembler à un cactus qui ajoute feuille sur feuille, au petit bonheur, sans plan d’ensemble), le menzel atteint une formule “définitive”. Pas d’atelier annexe, pas de pièces réservées à d’autres activités que celles de la vie familiale. Il comporte tout ce qui est nécessaire pour la vie de famille et rien de plus. Les ateliers de tissage ou de poterie sont groupés loin des habitations. Les souks sont à un bout de l’île. Les huileries, les fours à chaux et a plâtre, près des “carrières”, le magasin à paille à l’extrémité de la parcelle près de l’entrée, la “maison des étrangers”, tout auprès, loin du menzel, si la famille s’agrandit, si une domesticité plus importante est nécessaire, le Djerbien bâtit un autre menzel sur une autre parcelle. Il ne lui viendrait pas l’idée d’ajouter une aile au groupe de bâtiment existants, d’y adjoindre un atelier, d’y accoter une grange, de le surélever d’un étage. Comme les abeilles dont il possède nombre de qualité, il bâtit une nouvelle cellule semblable à la première. Incapacité? Sagesse peut-être. Le menzel est un tout parfaitement équilibré. La contenance de sa citerne correspond exactement à l’impluvium des bâtiments et à la consommation des habitants, ses greniers à la récolte des quelques hectares irrigués de la propriété, ses celliers à celle des palmiers dattiers et aux denrées importées. L’ile est pleine et nul ne peut étendre son jardin ou son olivette. Le plus riche n’a guère plus d’arpents que les autres, mais son puits est plus profond (fig. 5). sa terre plus soignée, son menzel plus solide. Il n’existe pas plus de grands et de petits menzel que de grandes et de petites propriétés*.
*Djerba semble s’être stabilisé au point de vue architectural depuis la suppression de la “chaussée romaine” d’El Kantara. On compte en moyenne à Djerba 5 hectares par menzel. Nombre de menzel dans l’île: 4.749 (1945).
Le menzel djerbien répond à cinq impératifs catégoriques:
1. il assure le logement dans des conditions confortables à un ensemble humain déterminé.
2. il protège les femmes et la vie familiale des regards indiscrets.
3. il assure une protection efficace contre le vent et les intempéries
4. il assure l’alimentation en eau du groupement humain.
5. il n’utilise que les matériaux se trouvant dans l’île.
Pour le premier point le maitre maçon djerbien dispose des données de l’expérience. La famille djerbienne à quelques unités près ne varie guère, son niveau démographique étant maintenu par l’émigration bien connue des Djerbiens dans le bassin méditerranéen. Quand le cercle de famille s’agrandit l’essaimage à lieu et un nouveau menzel s’élève (fig. 6).
Autour d’une cour carrée ou rectangulaire, où se tiennent généralement les femmes et où se font les travaux domestiques, sont disposées trois chambres longues et étroites, le quatrième étant clos par les communs (cuisine, w-c, magasins, entrée à baïonnette, sqifa). A une extrémité de chaque chambre une sorte d’estrade surélevée, la doukana, sert de lit, et sauf a Guellala et à Cedouikech, est surmontée d’une coupole (PI. 1-I). La chambre principale et parfois les autres chambres communiquent par un escalier intérieur avec une petite chambre au premier étage, chambre carrée qui sert d’observatoire et de lieu de réunion ou de repos l’été (PI. I-II). Elle est ouverte soit aux quatre vents (en djerbien. Kouchk), soit seulement au Sud et l’Est (en arabe, Ali). Ce sont ces chambres hautes qui, à l’extérieur, donnent aux menzel cette allure de château avec tours carrées aux angles. Il est à noter que souvent une ou plusieurs tours possèdent un escalier extérieur donnant sur la cour au lieu d’un escalier intérieur donnant sur la chambre. Sous les kouchk, la petite pièce sert de cabinet de toilette, bien primitif il est vrai, mais pratique, de sorte que chaque chambre du menzel possède sa salle d’eau particulière garnie de brik pour l’eau des ablutions et d’un écoulement des eaux usagées. L’hygiène dans le menzel n’est donc pas oubliée, la disposition des cuisines, des magasins à réserve de denrées et des latrines est rationnelle. Les latrines donnent sur une fosse généralement bien close. N’oublions pas que les Djerbiens sont jardiniers et que l’engrais humain est pour eux chose précieuse. Sauf les fenêtres des chambres hautes soigneusement grillées et la porte d’entrée, aucune autre ouverture ne donne à l’extérieur. Les portes qui, de la cour, s’ouvrent sur les chambres, sont étroites et closes à deux battants. Entre la chambre et le mosthan, point de porte mais une tenture. Les petites fenêtres qui éclairent les chambres sont grillées et munie de volets pleins intérieurs*.
La décoration intérieure des chambres est fruste: parfois la doukana est pourvue d’un arc faisant alcôve. Les palintrages des portes en léger défoncement portent au sommet les cinq pointes prophylactiques qui se répètent à la clef de voûte des arcs intérieurs. A noter deux détails pittoresques : sous la doukana une niche sert de « table de nuit » et de réserve pour l’accoucheuse.
Prés de la porte d’entrée un petit trou creusé dans le sol permet le ramassage facile des débris du balayage de la pièce; en effet, le seuil de la porte est surélevé par rapport au sol de la cour et de la chambre afin de faciliter l’ajustage des battants et pour éviter les rentrées d’eau en cas de pluies torrentielles. La porte principale d’entrée, de dimensions restreintes, s’ouvre à l’intérieur par deux battants. Elle est massive et fortement garnie de systèmes en bois pour la bloquer de l’intérieur; une grossière serrure de fer permet de la fermer de l’extérieur. Les anciennes portes deviennent très rares, on peut encore en voir dans les vieilles huileries : elles étaient confectionnées avec des shannour (stipes de palmier refendus) joints par des clous d’olivier durcis au feu. Rien de particulier sur le montage des vantaux qui virent sur une crapaudine dans le sol (nom arabe fels, du nom de l’ancienne pièce de monnaie que l’on plaçait autrefois dans cette crapaudine pour faciliter la rotation et, en haut. dans un trou percé dans la planche fixée sous le palintrage, Ce trou est souvent armé d’une pièce de fer pour éviter l’usure et renforcer l’axe).
Pour le mobilier (du moins autrefois) : des coussins de laine, des tapis et des nattes pour le couchage, quelques coffres rapportés très souvent de lointains voyages Aux murs des images pieuses et les tablettes de bois où s’étale soigneusement calligraphiée la dernière leçon du moueddeb aux jeunes garçons du menzel. D’un mur à l’autre, des cordes d’alfa soutiennent la garde robe et des pièces de literie. Enfin, près de la porte, un clou réservé uniquement à pendre le chapeau de la maitresse de maison. La femme djerbienne se croirait déshonorée de sortir sans son m’dalla, que ce soit de jour comme de nuit. Ces m’dalla si caractéristiques de Djerba sont tressés en palmier et leur forme varie selon chaque cheikhat. D’un diamètre de 25 à 30 centimètres pour les femmes de Guellala et Cedouikech, il s’étale jusqu’à 70 à 80 centimètres pour celles de Midoun. La coiffe s’élève en pain de sucre ou bien s’aplatit en coupole hémisphérique. C’est la copie très exacte de l’antique tolia grecque et non, comme on le dit souvent, du pétase. La porte d’entrée donne dans la sqifa, sorte d’antichambre où l’on reçoit les étrangers à la maison, les fournisseurs, le juif colporteur, où l’on entrepose les “bardas” des montures, le menu outillage de culture, les dalous de puisage, en général, les instruments qui ne doivent pas trainer dehors ni dans la cour intérieure, la sqifa communique avec cette cour par une ouverture percée dans le coin diamétralement opposé à la porte d’entrée pour obtenir un effet de baïonnette empêchant les passants de jeter un regard indiscret à l’intérieur. Souvent cette ouverture est laissée sans porte de fermeture. Point ou peu de clous ornementaux sur la porte, un double dok-dok très simple, l’un placé à la hauteur d’un cavalier monté sur un âne, l’autre plus bas pour les piétons; autour de la porte quelques anneaux de fer scellés dans la muraille pour attacher les montures et éventuellement les chiens de garde.
L’orientation générale du menzel est assez constante et tient toujours compte des vents dominants et de l’éclairage du soleil. La porte est placée souvent à l’Ouest, mais aucune règle précise ne parait observée à ce sujet. Très souvent la chambre principale, celle du maitre de maison est orientée avec la doukana vers l’Est pour des raisons religieuses (Prière). De la visite du menzel se dégage une impression de calme, de sérénité, de bonheur qui semble bien provenir de l’harmonie de sa conception, de l’équilibre de ses proportions et la simplicité de sa construction.
*A Djerba la chambre s’appelle Bit, la maison entière se nomme houch et les petites fenêtres roucha et les petits placards intérieurs des chambres taga.
Dans le menzel il y a tout ce qui est nécessaire, mais pas plus; tout y est calcule, mesuré, pesé pour entrer dans le cadre d’une vie simple mais sans austérité.
Le Djerbien a su réaliser un ensemble que l’on peut qualifier de parfait pour abriter sa vie et celle de sa famille. A l’image de sa conception philosophique de la vie il a créé son menzel, simple halte sur le chemin du futur, il a fait celle halte la plus agréable possible à l’échelle de ses possibilités matérielles.
Sur cette ile naturellement désolée mais que le travail a rendue verdoyante, sur cette ile sans eau courante, sans sources, sans pierres solides pour y tailler des voûtes, sans arbres pour y débiter des poutres, il a, par son astuce et son intelligence. tiré le maximum. Voyons donc comment il s’y est pris.
A proprement parler, l’île de Djerba ne possède, comme pierre à bâtir, que le travertin marin qui forme au-dessus des argiles le soubassement géologique du pays (Pléistocène moyen, calcaire brun saumon un peu gréseux à pâte fine) (fig. 7). Ce travertin est classé par les Djerbiens en deux catégories :
1° Le chakhch, plus blanc, facile à tailler, sert pour la construction des arcs, des palintrages, des pieds droits. On l’extrait des carrières de Jouaffar et de Sidi Djemmour.
2° La hajra somm, pierre plus dure et d’aspect légèrement rougeâtre; elle sert pour les murs et la préparation de la chaux. On l’extrait un peu partout dans les dahrat.
Ces deux sortes de matériaux ne valent pas grand chose, leur friabilité est grande. Sous l’action du soleil, du vent, de l’humidité marine et de la pluie, ils s’érodent rapidement. (A ce sujet il n’y a pas de meilleur exemple que la forteresse “dite espagnole” d’Houmt Souk dont les moellons sont rongés parfois sur plus de 25 cm. de profondeur). Pour durer il convient de mettre cette pierre à l’abri, ce que le maçon djerbien obtient en la recouvrant d’un enduit épais de mortier, lui-même recouvert d’un autre enduit de chaux grasse renouvelé presque chaque année. Cette absence de pierre de taille ajoute encore à la simplicité de l’architecture djerbienne. Point de colonne possible, mais des piliers épais et massifs. point d’arcatures finement ajustées, mais des voutes lourdes aux claveaux noyés dans le mortier, point de linteaux et de pied-droit sculptés et décorés comme dans le Cap Bon ou même à Gafsa. La pierre n’apparait jamais, seul demeure le linceul blanc de la chaux. Et pour obtenir un aspect agréable de sa construction le maçon djerbien ne peut que jouer sur les lignes générales et l’équilibre des volumes*.
*Nombre de carrière dans l’île: 9. Prix du mètre cube de pierre sorti de la carrière de 70 à 100frs en 1944. 99 fours à chaux dans l’île – Prix de la chaux en 1945 de 450 frs à 500 frs la charge de chameau (chouari) 4 fours à plâtre. Prix de la charge de chameau de 550 frs à 650 frs en 1945.
Pour lier ces pierres entre elles, un mortier de chaux grasse et de sable. Une seule carrière de sable, encore est-elle abandonnée. existe à Cedouikech. Le sable est tout simplement recueilli dans les petites dunes que forme le vent le long des tabia un peu partout. Pour les murs de faible importance, ou tout simplement par raison “d’économie”, le mortier est remplacé par l’argile pétrie et dégraissée avec du sable. En effet la chaux est chère dans l’ile par suite des difficultés d’approvisionnement en bois de chauffage pour les fours.
A signaler un mortier particulier très solide s’il est à l’abri par chaulage : le chaab fabriqué à Guellala en mélangeant moitié chaux et moitié cendre de four de potier. Enfin le maçon emploie le plâtre qui provient des carrières de Béni-Diss et plus souvent des fours de potiers où ces derniers font cuire les blocs de roses de sable trouvées dans l’argile.
Longtemps à l’avance le Djerbien a repéré l’emplacement de son futur menzel. Jamais il ne bâtira sur les ruines d’un ancien, cela porterait malheur, parait-il. D’ailleurs les menzel ruinés sont rares et ceux qui existent ne datent tout au plus que du siècle dernier, lors de l’expédition punitive de Zarroug. Longtemps il en a calculé les dimensions et l’emplacement pour ne sacrifier ni un palmier, ni un grenadier, ni tout autre arbre fruitier; il l’a choisi non loin du puits et sur un terrain propice à la fouille de la citerne. (fig. 8). Les terrassiers sont venus creuser les fondations (de 50 à 70 cm. environ). Les charretiers ont amené les pierres et la chaux: près du puits ils ont aménagé la fosse pour le mortier. Enfin un matin, de très bonne heure, le maitre maçon et ses ouvriers sont venus. Avant le lever du soleil (un mercredi généralement: le mardi est tabou pour entreprendre une construction); ils ont mangé la bsissa, des dattes et bu du lait: puis le futur propriétaire a procédé au sacrifice de fondation: sur l’emplacement du seuil il a égorgé un coq de couleur unie et a déposé une louha ou un moumni (sorte de plaquette d’argent, d’étain ou de cuivre gravée de caractères arabes et de dessins prophylactiques). Le travail a alors seulement commencé. L’équipe comprend le maître maçon assisté de quatre ou cinq manœuvres. Le premier ne fait uniquement que placer les pierres; ses aides les lui présentent et placent le mortier. Le travail avance très rapidement (en une journée de travail l’équipe bâtit un mur de 12 mètres de long sur 4 mètres de hauteur et de 60 cm, de largeur à la base). Comme outils, les outils normaux des maçons, des couffins pour le transport des matériaux et des tamis en alfa et palmier pour le sable.
Quand le mur s’élève un léger échafaudage permet d’atteindre le chantier, Le mur est bâti de façon à présenter du coté intérieur de l’habitation une surface plane perpendiculaire au sol et du côté extérieur un perré sensible à l’œil nu qui donne aux bâtiments djerbiens une allure vaguement égyptienne. Ce dévers a pour but de remplacer les contreforts pour recevoir la poussée des voûtes de couvertures et alléger la construction qui normalement doit être plus étroite au sommet qu’à la base. Le calcul de ce perré est empirique mais se rapproche beaucoup du calcul basé sur les tables actuelles. Si l’habitation doit être recouverte, non pas par des voûtes mais par une terrasse plate le perré est beaucoup moins accentué. Le maître maçon n’ajuste pas les pierres en bâtissant comme le fait le maçon européen, il place d’abord une grosse pierre, puis la cale avec d’autres plus petites (maharoum, pierres servant à caler les grosses pierres) le mortier assure la liaison et l’unité du bloc. Quand le gros œuvre est terminé les aides bouchent les trous laissés entre les grosses pierres sur les surfaces extérieures au moyen de pierre plus petite appelé “march”.
Bâtir des murs est à la portée du premier venu, mais poser par dessus une toiture demande la solution d’un problème ardu. C’est justement le toit des bâtisses qui caractérise un peuple, une époque, un siècle. A Djerba, il ne saurait être question de poutres en bois, encore moins en fer. La terrasse en shannour est lourde, chaude en été, difficile d’entretien; elle devient vite une repaire pour les insectes. Son seul avantage est d’obtenir une terrasse plate, commode pour y faire sécher les dattes, le sorgho, le raisin, les piments, etc. Aussi le Djerbien réserve-t-il ce mode de couverture pour la partie non habitée du menzel : cuisine. dépôt aux provisions, latrines, sqifa encore ne l’emploie-t-il que rarement. Pour bâtir ce genre de terrasse, des stipes de palmier refendus (shannour) sont jetés d’un mur à l’autre, Sur ce champ de simili-poutres on étend à contre-sens un lit de palmes puis, par dessus un lit d’algues de mer. On colmate le tout avec l’argile et on badigeonne à la chaux. Dans certains vieux menzel les shannour sont remplacés par des branches de thuya. Ce bois importé d’Asie mineure et de Cyrénaique servait comme piquets pour les pêcheries fixes; après un long séjour dans l’eau de mer il devient imputrescible*.
* A noter l’emploi de ce matériau pour les plafonds de quelques palais beylicaux de Tunis et des environs.
Pour couvrir sa maison, il ne reste plus au Djerbien que l’emploi de la voûte. Mais il y a voûte et voûte. On peut faire une voûte en pierres plus ou moins appareillées. Outre son prix de revient très élevé, cette voute ne saurait convenir. Elle est lourde et exige des murs très épais et très solides des qu’on veut l’élever assez haut. Aussi le Djerbien ne l’emploie-t-il qu’exceptionnellement dans le menzel, pour soutenir une ghorfa par exemple. Il la réserve aux édifices utilitaires. ateliers, huileries, et aux bâtiments religieux : mosquées, zaouia et marabouts. On peut encore faire des voûtes et des coupoles en cailloutis et mortier, dans le genre du béton romain: mais cette construction est également lourde, elle est, de plus, difficile à mener; elle nécessite des coffrages couteux une main d’œuvre spécialisée et dispendieuses. La portée de ces voûtes est limitée et leur solidité très précaire en cas de malfaçon. Le Djerbien bâtit ses voutes et ses coupoles légères rapidement, sans coffrage, tout au plus un gabarit est-il employé pour régulariser les courbes. Sa voûte est isothermique, avantage appréciable en pays chaud. Pour ce faire, il utilise la brique, non la brique rectangulaire celle percée de trous, très difficile manuellement, mais une brique dérivée, semble-t-il, de la brique romaine et que les potiers de Guellala tournent rapidement dans leurs ateliers. Elle a une forme légèrement tronconique terminée du coté de la petite base par un méplat et du côté de la grande base par un hémisphère un peu aplati. Cette forme est parfaitement étudiée; la forme tronconique donne, vue en coupe, une allure de claveau. La différence des diamètres des extrémités donne la courbure de la voûte presque automatiquement, L’ouvrier n’a donc aucun calcul a faire. L’extrémité inférieure de la brique, plate, permet un enduit facile à l’intérieur des voûtes et des coupoles. La forme bombée de l’extrémité supérieure donne une grande solidité et une grande résistance, l’écrasement (forme d’œuf) nécessaire pour les voûtes où l’on peut marcher assez souvent. Enfin une voûte formée de ces éléments présente un lacis de petites cloisons de terre cuite imitant les cellules d’abeilles et forme une couche d’air protégeant de la chaleur ou du froid extérieur. Le poids de la voûte est réduit au minimum, de sorte que les murs peuvent être allégés. La pose est facile et la tenue de l’ensemble beaucoup plus solide qu’avec les briques plates employées dans le Nord de la Tunisie. Pour construire, le maçon place ses briques, arceaux par arceaux, en s’aidant d’un cintre en bois qu’il déplace vers lui au fur et à mesure. Ce cintre ne nécessite aucun échafaudage intérieur, s’appuyant sur les murs où son passage laisse subsister un léger retrait que l’on remarque dans les chambres des menzel. Pour les coupoles, il est indispensable de transformer le plan carré des murs, en octogone se rapprochant le plus du cercle de la coupole. Le maçon remplace les trompes en voûtes ordinaires par un simple palintrage de pierre portant sur deux murs.
Pour les grandes ouvertures : porte d’entrée par exemple, le palintrage en pierre de Djerba aurait à supporter un effort trop grand, aussi les maçons soulagent-ils la portée par un arc de décharge, arc qui est noyé dans la maçonnerie. A ce sujet, il convient de noter pour la construction de ces arcs l’emploi de la règle de plomb. Les pierres à appareiller sont placées à plat sur le sol, et pour ajuster leurs angles, intervient cette règle de plomb qui prend facilement la mesure de la pierre déjà taillée pour la reporter sur celle qui suivra.
Le menzel bâti, l’ensemble de la construction est enduit de mortier (en arabe, liga). C’est à ce moment qu’interviennent les petits éléments. Tout le long des terrasses un rebord étroit est élevé pour retenir les eaux de pluie et les canaliser, c’est le gafoun (de 25 à 50 cm. de hauteur environ). Au sommet des coupoles, on scelle un pied de mosbah lampe à huile vernissée vert) placé à l’envers. Si l’enduit des murs est fait grossièrement, un plus grand soin est apporté à celui de la couverture pour obtenir les pentes d’écoulement des eaux qui, guidées dans les rigoles à ciel ouvert ou dans des tuyaux de poterie de Guellala, vont toutes se déverser soit dans une fesguia (citerne rectangulaire et peu profonde réservée aux terrains mous), soit dans un majen (citerne profonde en forme de bouteille réservée aux terrains durs ou argileux). Avec le mortier le maçon dessine quelques listels très simples a dents ou a grecque autour des ouvertures et, à la hauteur du premier étage, il établit un bandeau saillant qui rompt l’uniformité des murs. Il ne reste plus qu’a bâtir les petits abris extérieurs pour le chameau ou le mulet des animaux n’entrent jamais dans la cour du menzel, seul le mouton de l’Aïd a droit au logement dans la sqifa), le magasin à paille, l’enclos pour le bois où l’on fera la cuisine lors d’un décès dans le menzel) et l’aire de dépiquage (fig. 9 et 10). Enfin quand le mortier sera sec, le menzel recevra sa première couche de chaux qui chaque année sera renouvelée.
Qui a visite un menzel a visité tous les autres. Si l’on songe que depuis des siècles le Djerbien parcourt le bassin méditerranéen puis revient finir ses jours dans son ile, on reste frappé d’étonnement devant sa fidélité à la tradition architecturale (fig. 11). D’Egypte, de Grèce, d’Italie, d’Espagne, d’Asie mineure, il n’a rapporté que de l’argent et quelques coffres bariolés. En aucun coin de Djerba ne se révèlent ces apports étrangers que l’on peut voir dans les banlieues européennes où les styles se mêlent et se heurtent sans se confondre. En parcourant l’ile, la vision des innombrables coupoles et cubes blancs amoncelés sous le soleil violent et le ciel pur rappelle qu’en architecture nos essais les plus modernes se rapprochent de ces constructions primitives. Peut-être faut-il voir dans ce rapprochement un retour aux vraies intentions de l’architecture. La recherche de l’utile, dans la discrétion de son humble nécessité, atteint par les moyens les plus simples, mais avec un sens artistique inconscient, l’accord parfait des volumes, des surfaces et des lignes.
Par J. L. COMBES.
Extrait de Cahiers des arts et techniques d’Afrique du Nord n°5 (1959)