Le règne de Hammouda Pacha a été manifestement l’une des périodes les plus prospères de l’histoire tunisienne où le commerce et l’industrie y ont connus un essor considérable. Ce Bey avait pu compter sur les puissants ministres Youssef Saheb Ettabaâ ou Mustapha Khodja mais aussi sur de riches notables issue des grandes familles tunisiennes telles que les Djellouli, les Belhadj ou encore les Ben Ayed. Ces hauts cadres du makhzen avait entre leurs mains le contrôle de vastes régions, ils purent ainsi accumuler de considérables richesses et développer d’importants réseaux commerciaux leur permettant de devenir les puissants opérateurs économiques du pays.
C’est le cas du caïd de Djerba et de l’Arad, Hamida Ben Ayed grand armateur corsaire dont nous proposons d’en étudier l’exemple à travers l’enregistrement de ses comptes de marchandises envoyées au négociant Pierre Mourié à Marseille, extrait des registres du consulat général de France à Tunis et datant de l’année 1793. Il serait fort intéressant d’en décrypter le contenu pour connaitre qu’elles ont été les parties prenantes mentionnées mais également de connaitre la nature des marchandises qui étaient commercialisées à cette époque de rayonnement économique.
Enregistrement extrait des registres consulaires.

L’an mil sept cent quatre vingt treize le jour du mois d’Octobre avant midy, par devant nous Chancelier du Consulat Général de la République française, en cette ville et Royaume de Tunis … soussigné et des témoins bas nommés, est comparu le Sieur … Sesana, juif premier employé à la Douane de Tunis, homme d’affaire de Sidi Hamida Bin Ayat, frère du Grand Douanier de cette ville lequel a été chargé de sa part de nous remettre le compte en idiome arabe que le nommé Gabriel Juif des diverses … dont il est fait mention dans le dit compte, lesquelles ont été vendues à Marseille par l’entremise du citoyen Pierre Mourié négociant de cette ville, auquel elles étaient adressées, et dont le dit Sieur Sesana Juif en la dite qualité d’homme d’affaires, du dit Sidy Hamida Bin Ayat nous en as requis l’enregistrement … la traduction en français, pour certifiée par le dit compte de Gabriel, que le dit citoyen Pierre Mourié reste débiteur au dit Sidy Hameida Bin Ayat de la somme de vingt neuf mille sept cent trente une livre huit … indépendamment de la partie d’éponges mentionnées dans le dit compte, et aussi d’une branche de corail enchâssée en or massif, qui avait été pareillement … au dit Citoyen Pierre Mourié pour en faire la vente, laquelle dite branche de corail n’est point mentionnée dans le dit compte, et requiert que la sus dite somme des vingt neuf mille sept centre une livre … tournois, soyes payée ou prise courant de la … la monnaie, lors de la date du sus dit compte,

الحمدالله علم الحساب اسلعه الذي سافر بها … فرانصه و تصرف فيها المركانتي موري الفرنصيص
صولدو فنك اول قبض موري فكان بوسيه الف شكوط فرانصيص
ايضاقبله … صوف صافي سعر القنطار
ايضاقبله … حشيشه …
ايضاقبله … حروش صافي … سعر القنطار
ايضاقبله برتيره بقري …
ايضاقبله برتيره نشاب يعطي حسابها موري
الحمدالله علم ما قبض الذي … المركنتي موري المذكور من العدد المذكور علاه هو أوله ستت و عشرين ألف و خمست و سبعين فرنك ايض زاد قبض موري المذكور الف و مأتين و اربعت و خمسين فرنك

Traduction du sus dit compte
Louanges à Dieu. Compte de marchandises que le … Gabriel a portées avec lui en France et qui ont été vendu le Canal ou Citoyen Pierre Mourié Négociant français l’an de l’hégire 1205 , savoir , que le Citoyen Pierre Mourié a retiré du Capitaine Baussier
Milles écus de six livres
… 96138 quintaux laine poids de France à 43. le quintal de France …
… 348 quintaux Séné net poids de France à 26. la livre
… 5879 de Barille net à 8 le quintal
… une partie de cuire bœufs … … Sommes que le dit Gabriel a …
à compte ou montant des marchandises …
En premier lieu la somme des vingt six milles soixante … livre
… reçu ou Mourié Mille deux cent cinquante quatre livres.
De plus le change de la Monnaye de la date sus dites ou compte jusqu’au jour ou les dits fonds rentreront. Traduit conformément au compte en idiome arabe ci dessous par nous dit Chancelier de ce Consulat. Et avons ainsi procédé à l’enregistrement du sus dit compte sur l’original en arabe, lequel a de suite été retiré par le dit Sieur Sesana Juif homme d’affaire du dit Sidy Hameida Bin Ayat, lequel a signé avec le Citoyen Rodrigues et Gabriel Valensi témoins requis et signés avec nous dit chancelier au jour que dessus.

La nature des marchandises envoyées.
Parmi les marchandises mentionnées dans cet enregistrement, nous pouvons relever que Hamida Ben Ayed envoyait à Marseille 93638 quintaux de laine. Ce produit était très répandu en Tunisie et particulièrement dans l’île de Djerba, bastion du caïd. La qualité de la laine et le travail remarquable dont faisait preuves les fileuses djerbiennes en faisait une excellente opportunité pour Pierre Mourié qui n’avait certainement aucun mal à en écouler les stocks en Europe à une époque où les industries textiles commençait à émerger et où la demande commencer à s’accroitre.
On peut aussi citer 348 quintaux de Séné net qui furent envoyés au négociant marseillais au prix de 26 franc la livre. Le séné, Senna Alexandrina ou Sana Makki est aujourd’hui utilisée comme plante médicinale ayant des propriétés laxatives. Le mot séné est d’origine arabe, au 18 éme siècle les feuilles de cette plante étaient séchées puis acheminées en Tunisie par les caravanes venant de Ghadamès. Traill* nous apprend que c’est à partir de 1789 que le commerce des feuilles de Séné avait commencé à devenir significatif. Avant cela cette plante très utilisée en Europe dans l’industrie et la fabrication du papier, n’était que très peu commercialisées par les caravanes arrivant dans la Régence. Traill nous informe également qu’à Tunis, il n’y avait pas de demande pour ce produit. Les marchands de Ghadamès en rapportèrent plus de 3100 quintaux à Djerba, première arrêt des caravanes revenant de l’intérieur Africain. Le Caïd Hamida Ben Ayed qui contrôlait la route du sud avait identifié en ce produit une opportunité commerciale, puisqu’il acheta les 2/3 des quantités disponibles à un prix avantageux de 3 ou 4 franc la livre qu’il exportait ensuite via le port de Djerba vers les plus importantes villes portuaires de la Méditerranée.

Les fonds marins du sud Tunisien, notamment au large de Zarzis, de Djerba ou des îles Kerkennah étaient très propices à la pêche aux éponges. L’éponge tunisienne fine représentait un bon rapport qualité / prix, ce produit avait donc toute sa place parmi les marchandises envoyées en France par le caïd. Toute fois la pêche aux éponges ne connaitra sont apogée qu’au 19 éme siècle avec l’arrivée des grecs.
Autres produits mentionnées, une branche de corail enchâssée dans de l’or massif. Cette merveille subaquatique se trouvait en abondance dans la Régence notamment dans la région de Tabarka et de Bizerte.
Le cuir de bœuf fait également partie de la liste. Il était exporté dans sa forme brute. La tannerie de cuir ou Dar Jeld ne verra le jour que sous le règne de Ahmed Pacha Bey qu’en 1838, dont il confiera la réalisation au français André Faille.
Cette diversité de marchandise permettait à Ben Ayed d’élargir son empreinte sur le marché et d’explorer de nouvelles opportunités en introduisant de nouveaux produits et d’augmenter ainsi ses entrées financières.
Le réseau mobilisé.
Cette opération commerciale qui peut sembler banale en apparence, devait mobiliser un certain nombres d’hommes afin qu’elle soit couronnée de succès. Une analyse plus approfondie du texte nous permet d’identifier plusieurs intervenants.
Outre le caïd Hamida Ben Ayed, il est fait mention de son frère Regeb Ben Ayed qui occupe le poste de Grand Douanier de Tunis, depuis 1773. Ce poste stratégique était déjà occupé par son père Kacem dès 1760, le Grand Douanier avait sous son autorité toutes les autres douanes de la Régence et contrôlait par conséquent toutes les activités maritimes. Regeb cumulait en plus, la fonction de caïd de l’Outan (Cap-bon). Hamida avait lui le vaste fief de l’Aradh ainsi que l’île de Djerba sous son emprise, territoires par lesquels transitaient les caravanes revenant de l’intérieur Africain. Les deux frères contrôler à eux seul une majeur partie des entrants et sortants de la Régence. Ils étaient les premiers à disposer d’informations précieuses notamment le prix des marchandises dans les autres villes méditerranéenne qui leur provenaient des autres villes portuaires. Suivant les besoins du marché la famille pouvait donc diriger ses navires vers la destination qui lui semblait la plus avantageuse pour importer des articles de l’étranger ou inversement exporter les marchandises tunisiennes qu’elle avait à sa disposition dans ses stocks.
Il est également fait mention dans ce document du nommé Sesana, premier employé de la Douane de Tunis introduit comme homme d’affaire de Hamida Ben Ayed et son envoyé auprès de la chancellerie pour accomplir les démarches d’enregistrements. Une autre personne se prénommant Gabriel apparait également comme l’homme a qui la marchandise avait été confiée pour l’amener jusqu’ à Marseille et la remettre au négociant Pierre Mourié en vue de sa vente. ll ne fait donc plus aucun doute que les Ben Ayed pouvaient s’appuyer sur un réseau de négociants européens et juifs tunisiens pour vendre leurs produits en Europe. Ils pouvaient également compter d’un autre côté sur le réseau de la communauté djerbienne ou sfaxienne du côté orientale.
Enfin un dernier acteur figure dans ce document le Chancelier du consulat général de France à Tunis Jean-Baptiste Adanson et le témoin signataire de ce registre Rodrigues Junior. Cet acte d’enregistrement devait s’effectué à l’époque lorsque des européens étaient impliqués dans les opérations commerciales car en cas de litiges entre les parties c’est le Consul qui devra trancher entre les parties et cela devait garantir leurs droits.

En conclusion, le capital de la famille Ben Ayed, associé à un réseau mosaïque composé de négociants transsahariens, djerbiens, sfaxiens juifs tunisiens et européens, ainsi que la diversification des marchandises proposés a permis à la famille Ben Ayed de devenir un opérateur économique d’envergure en Tunisie, et à plusieurs générations de prospérer.

*The Abolition of slavery in Ottoman Tunisia. Ismael M Montana 2013.