Marché de 100 quintaux de “Takrouri” entre Tunis et Alger

En épluchant les archives de la Chancellerie du Consulat de France à Tunis, je suis tombé sur un autre document fort intéressant. Il illustre, d’une part le passage du flambeau des affaires d’une génération à l’autre de la famille. En effet, les premiers documents datant d’au moins 1748 font récit de Kacem, puis de son frère Ali devenu Grand douanier de Tunis, ce sont ensuite les enfants de Kacem, Hemida, Caid de Djerba et de l’Aradh et Regeb Caid du Ouatan (Cap Bon) et Grand Douanier de Tunis qui sont cités.

En poursuivant les recherches et sans grande surprise on retrouve les pas du Général Mohamed Ben Ayed fils de Hemida, puis de ses enfants Abderahmen et Mahmoud. Enfin, ce qui rend ce document datant de 1845 si passionnant c’est qu’il nous annonce l’entrée en jeu de Hemida Ben Ayed fils de Abderahmen qui est introduit en tant que chargé de la ferme des tabacs avec son associé Regeb Ben Ayed (fils de Younes). C’est donc une cinquième génération qui se prépare pour assurer la continuité des affaires.

D’autre part, ce contrat nous renseigne sur la diversification des activités commerciales de la famille, puisqu’il est question de la ferme des tabacs, nous avons donc un aperçu des acteurs impliqués et de son mode de fonctionnement. On évoque dans cette convention particulière le commerce d’un produit qui est aujourd’hui illégal mais qui pourrait dans un avenir plus ou moins proche revoir le jour.

Il est sujet de l’achat de 100 quintaux du fameux “tacrouri” ou la chanvre nain, plante connue surtout pour ses propriétés enivrantes mais aussi thérapeutique. Cette plante équivalente au cannabis était consommée sous forme de poudre mélangée avec du tabac et fumée à l’aide d’une pipe. Autre aspect intéressant de ce contrat, ce sont les différentes parties prenantes du marché.

On cite tout d’abord le mandataire qui était en charge de l’enregistrement de cette convention dans les registres de la chancellerie du Consulat Général de France à Tunis, il s’agit du tunisien nommé Haï Cohen. Et cité ensuite le fournisseur du “tacrouri”, il s’agit d’un algérien dénommé Hamda Ben Salem Ezeitouni. C’est un marchand de tabac de Annaba. Le fournisseur étant de nationalité algérienne, l’Algérie ayant été colonisée en 1830 par la France, faisant ainsi partie de ces possessions territoriales, ce contrat passé entre un algérien et des tunisiens doit nécessairement être enregistré dans les registres du Consulat de France à Tunis. En cas de litiges c’est ce consulat qui aura le pouvoir de statuer entre les contractants. Enfin sont cités Hemida et Regeb Ben Ayed, qui sont les commanditaires de ce marché de 100 quintaux de chanvre nain. Les clauses du contrat sont parfaitement claire et bien définie. Enfin une dernière remarque, ce contrat est signé au mois de Joumada Al Awel soit quatre mois avant le mois de Ramadan serait-ce un renflouement des stocks avant l’arrivée du mois sacré ? Je me pose simplement la question d’un point de vue historique. Bien entendu, je n’encourage personne à consommer ces produits ni à s’en approcher.

الحمدالله لقد وكالنا هاي كوهين ان يتوجه لقشلرية بر قنصل جنرال الفرنصيس لأجل ان يكتب في عوضنا الكنتراته معي سي حمده بن سالم الزتوني العنابي في شأن المياة قنطار تكروري الذي اشتريناه منه والذي التزم البايع المذكور توكيلا تاما و ستناد منا بما في الكنتراته المذكور بجميع ما مضمون بها في شأن التكروري صحه و كاتبه رجب بن عياد و فقير ربه حميدة بن عياد وفق الله الجميع

١٠ جمادى الأول سنة ١٣٦١

L’an mil huit cent quarante cinq et le vingt trois du mois de mai, pardevant nous Pierre Augustin Ferdinand Maurin, chancelier au Consulat Général de France à Tunis, et les témoins ci-bas nommés, furent présens le sieur Haï Cohen, sujet tunisien, estimateur attaché à la douane de Tunis, domicilié en la dite ville, fondé de pouvoir des sieurs Redjeb Ben Ayad et Hemida Ben Ayad, sujets tunisiens, fermiers des tabacs, également domiciliés à Tunis, suivant la procuration sous seing privé, en idiôme arabe, ci-annexée, d’une part; Et le Sieur Hamda Ben Salim Ezzeitouni algérien, marchand de tabac, demeurant à Bône, présentement à Tunis, d’autre part; Lesquels ont fait entre eux, par ces présentes, le marché qui suit:

Art. 1er

Le Sieur Hamda Ben Salem Ezeitouni s’engage à fournir dans l’espace de quatre mois, à dater d’aujourd’hui, aux Sieurs Redjeb Ben Ayad et Hemida Ben Ayad, la quantité de cent quintaux (poids de Tunis) de chanvre nain connue en arabe sous le nom de tacrouri, à raison de cent soixante cinq piastres tunisiennes le quintal, vendu en rade de Tunis.

Art. 2

Les Sieurs Redjeb Ben Ayad et Hemida Ben Ayad seront tenus de recevoir cette fourniture dans le terme ci-dessus énoncé et non après, et de payer comptant au Sieur Hamda Ben Salem Ezeitouni au prix stipulé plus haut, la valeur de chaque quantité de chanvre nain qu’il leur livrera, jusqu’à extinction des susdits cent quintaux lorsque cette marchandise aura été reconnue être conforme, sous le rapport de la qualité, aux échantillons existant entre les mains des contractans et portant les cachets respectifs de ces derniers, ainsi que celui de ce Consulat général.

Art. 3

Le Sieur Hamda Ben Salem Ezeitouni s’oblige à faire au Sieurs Redjeb Ben Ayad et Hemida Ben Ayad une première livraison à prélever sur la quantité énoncée dans l’article 1er de vingt cinq quintaux de chanvre nain, dans l’espace de deux mois à compter d’aujourd’hui; à défaut par lui de l’effectuer dans le temps convenu, il sera passible d’une indemnité de deux mille piastres tunisiennes envers les dits Sieurs Redjeb Ben Ayad et Hemida Ben Ayad.

Art. 4

La dite livraison de vingt cinq quintaux effectuée et payée, le Sieur Hamda Ben Salem Ezeitouni aura la faculté de livrer une portée du complément des cents quintaux précitée de chanvre nain ou de renoncer à fournir ce complément, si, dans le délai susénoncé de quatre mois, il n’y a pas de convenance pour lui à maintenir le présent marché qui, dans ce cas, sera résolu de plein droit.

Art. 5

Toute quantité de chanvre nain que le Sieur Hamda Ben Salem Ezeitouni livrera aux Sieurs Redjeb Ben Ayad et Hemida Ben Ayad contiendra par moitié chacune des deux quantités de cette plante dont se composeront les échantillons possédés par les parties.

Art. 6

Les contestations, quelles qu’elles soient qui pourraient survenir entre les Sieurs Redjeb Ben Ayad et Hemida Ben Ayad et le Sieur Hamda Ben Salem Ezeitouni sur l’exécution au présent marché, seront jugées par des experts arbitres qui seront nommés d’office par Monsieur le Consul général de France en cette échelle et à la décision desquels les contractants seront tenus de se soumettre.

Art. 7

Les frais au présent acte seront supportés, savoir: le quart par les Sieurs Redjeb Ben Ayad et Hemida Ben Ayad et les trois quarts restants par le Sieur Hamda Ben Salem Ezeitouni. C’est ainsi que le tout a été convenu entre les parties. Les Sieurs Haï Cohen et Hamda Ben Salem Ezeitouni, auxquels il a été donné lecture, en langue arabe, du présent acte, par l’organe du Sieur Ruben Valensi, courtier-interprète de ce Consulat Général ont déclaré en avoir parfaitement compris le contenu. Fait et payé dans la chancellerie de ce Consulat Général, en présence des sieurs Hippolyte Rey, et Dominique Arnaud, négociant, tous deux français etablis à Tunis, témoins requis, et ont signés, après lecture faite, avec les comparans le Sieur Ruben Valensi et avec nous dit Chancelier.

Par Kais Ben Ayed

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