Accusé de complotisme pour le renversement du Sultan turque Abdülhamid en vue de restaurer son frère ainé Murad V, sur le trône de Turquie. et ayant fuit Constantinople malgré la vigilance des meilleurs d’espions ayant pour ordre de surveiller ses moindres faits et gestes, la princesse Kheyriye Ben Ayed a rejoint Londres il y a quelques jours avec son mari Ali Nouri bey, lui-même récemment condamné à un emprisonnement à perpétuité. Ils ont été rejoints par d’autres membres du parti légitimiste turque et resteront ici encore quelques semaines. La Princesse ayant l’intention de voyager prochainement en Amérique pour y semer quelques troubles pour le Sultan.
Ce couple très intéressant ne nous dévoilera pas ses projets politiques, mais il a beaucoup à dire sur la situation actuelle en Turquie et fera quelques déclarations remarquables concernant le Sultan et les affaires internes du palais impérial dont jusqu’ici nous n’avions entendues que de vagues rumeurs.
Il se trouve que la princesse Khayriye soit bien placée pour en parler puisqu’elle occupait jusqu’à ce qu’à son évasion une position distinguée à Constantinople. Cette princesse n’est autre que la fille de feu Mahmoud Pacha Ben Ayed qui fut ambassadeur de Tunis auprès de la Cour de Napoléon III et dont l’immense richesse était connue dans tout l’Orient. La princesse était souvent invitée au palais impérial du Sultan Abdülhamid, et elle y avait de bonnes amies parmi elles, l’une des épouses du sultan une belle esclave qui avait été présentée au sultan par le père de la princesse (Il s’agit de Safinaz). Elle déclare également que beaucoup d’autres femmes de la cour, ainsi que de nombreux officiers du souverain, patriotiques et adhérant aux idées du parti légitimiste comme elle, désirent ardemment le renversement du pouvoir. La princesse est grande et gracieuse, elle porte le voile, le visage à découvert, une robe ample d’un noir foncé avec une coiffe qui recouvre presque tous ses cheveux, le front, et retombant sur ses épaules. Ses cheveux sont d’un noir de jais, sa peau luisante et ses yeux d’un brun profond. Au repos son visage est presque inexpressif, mais tout cela est change lorsqu’elle s’exprime.
Son mari Ali Nouri Bey était jusqu’il y a environ deux mois, Consul général de Turquie à Rotterdam. Il a été soupçonné par son ancien souverain de lui être hostile, cela lui valu durant quelques semaines d’être devenu pratiquement prisonnier du palais impérial. Il y a trois mois, il a été convoqué une fois de plus à Constantinople. Il en a conclu que cela signifiait sa mise à mort, il se décida alors de franchir la frontière turque et transmis un message secret à sa femme et ses deux enfants, qui étaient encore à Constantinople afin de craindre pour leurs vies et de préparer leurs évasions.
Comment la Princesse a t’elle réussie à fuir avec ses enfants ? le mieux serait qu’elle vous raconte cela par elle même:
“Il y a environ deux mois avant que je ne quitte Constantinople” dit-elle. “J’ai découvert que tout ce que je faisais était soigneusement espionné, ma maison également, elle est située sur une colline du côté asiatique du Bosphore dans un quartier huppé de la ville. Nous étions surveillés à longueur de journée, partout où nous allions nous étions suivies. Je me suis décidée alors à aller rendre visite à la femme du gouverneur de la ville en faisant semblant de m’indigner, espérant qu’ils donneraient des ordres aux espions de se montrer moins fréquemment et à être plus prudents, choses qui fut faite. Après cela, durant près de trois semaines, je n’ai plus dépassée le seuil de ma porte et je ne suis plus jamais sortie, ni même je ne me suis montrée à la fenêtre. Les espions ont dû penser alors que j’étais malade, et ne me voyant plus ils arrivaient de plus en plus tard le matin. C’est alors que j’ai commencé à réfléchir à notre plan évasion. Je devais partir par le paquebot français dont l’embarquement se fait depuis le quai de Galata, je devais donc m’arranger avec quelques amis pour être là le jour de son départ en compagnie de mes deux petites filles et quelques petits bagages . Une fois que nous serions sous le pavillon français, nous devrions être toutes en sécurité.
Un matin, de très bonne heure, nous nous sommes décidées à nous enfuir rapidement vers un endroit qui se trouvait à proximité immédiate du quai. Il y avait de nombreux policiers et plusieurs détectives turcs, mais tandis que mes amis embarquaient mes deux enfants et mes bagages à bord, moi je patientais parmi la foule jusqu’à ce que l’heure du départ fut proche et que l’escalier fut sur le point d’être retiré, au dernier moment je me précipitais vers celui-ci en réussissant à mon tour à m’embarquer sur le navire avant que quiconque ne puisse m’arrêter. Mon mari m’attendait à Athènes, on y séjourna quelques jours puis nous sommes rendus ici à Londres dans la maison de nos amis et alliés. Le sultan, parait-il fut très en colère, et les espions qui devaient me surveiller sont désormais en prison pour avoir échouer à leur mission. Tous mes biens ont été confisqués, et quant à mon mari, le sultan l’a condamné, si jamais il se fait attrapé, à 101 ans de prison”
Il apparait que la princesse Kheyriye et son mari ne sont pas des conspirateurs d’opéra comique. En tout cas, ils avouent qu’ils n’ont aucune intention d’assassiner “Abdul le damné”.
“Je ne peux pas vous dire grand-chose, bien sûr.” dit Ali Nouri Bey “à propos de nos plans réels, mais ce que nous faisons tous, c’est d’essayer, tant bien que mal, de rallier toutes les forces travaillant contre le sultan afin que tout soit prêt le moment venu pour lui donner le coup de grâce.”
Un renversement populaire en Turquie ? Cela est quasi-impossible. Beaucoup de gens détestent le sultan, qui les opprime et ruine le pays, et ils préfère Murad, le sultan légitime, qui lui est emprisonné. Mais les espions du Sultan sont partout en Turquie. On peut dire que la population est divisées en deux parties, ceux qui sont espions et ceux qui ne le sont pas, et dès que trois ou quatre individus se regroupent, où que l’on voit des personnes suspectes discuter ensemble, ils sont signalés instantanément , et quand vient la nuit, ils disparaissent probablement pour toujours. Le palais impérial de Yildiz, est en permanence gardé par trente à quarante mille soldats et il serait inenvisageable d’y rassembler une centaine de personnes pour y mener une attaque.
“Non, nous n’avons pas l’intention d’assassiner le sultan. Il mourra rapidement sans notre aide. Il est atteint d’une maladie sans nom qui finira de l’achever bientôt. Ils essaieront d’élever quelqu’un d’autre pour accéder au trône, peut-être le jeune frère du sultan, Rached Effendi. Ce sera alors pour nous le bon moment d’intervenir pour replacer Murad. Ils disent que Murad est fou, mais il ne l’est pas il est parfaitement sain d’esprit. Il est faible, peut-être, mais cela est compréhensible, il a été enfermé au palais de Téhérazan sur les rives du Bosphore depuis plus de vingt ans, mais bien qu’il soit très difficile pour nous de lui donner des nouvelles car il ne l’est jamais autorisé à voir qui que ce soit, nous savons qu’il va bien et qu’il est en pleine capacité de gouverner son pays.”
L’histoire de l’emprisonnement du sultan Murad est, bien sûr, de l’histoire ancienne maintenant, mais cela peut être intéressant d’en dire quelques mots, surtout de la part d’Ali Nouri Bey, qui est connu comme étant l’un de ses fervents supporters.
“Murad” dit-il, “est monté sur le trône après la mort de son oncle le sultan Abdelaziz, qui fut assassiné, vous savez qu’il a était retrouvé mort avec les veines tranchées. Il ne fait aucun doute que la manière dont l’oncle du Sultan Murad trouva la mort, l’ébranla beaucoup. Cela était arrivé au mauvais moment – juste avant la guerre turco-russe. Murad avait de pénible maux de tête et il buvait pour se soulager. Il buvait beaucoup jusqu’à en devenir délirant. C’est alors que le Grand Vizir et d’autres officiers demandèrent à Abdülhamid d’occuper provisoirement le trône, et il a été convenu que Murad serait mis à l’écart, et que cela n’excéderait pas sept ans. Mais dès son arrivée au pouvoir, le sultan actuel fit de son palais une forteresse infranchissable, puis décida d’abolir la Constitution. Jamais il ne permis à son frère aîné de retrouver sa liberté. Je ne pense pas que le Monde réalise les choses qui se passé en Turquie depuis. Mais ma femme qui vient d’arriver du pays. pourra mieux vous en parler!”
“Tout en Turquie” dit la princesse “est en train d’être sacrifié sans pitié aux caprices des haines et des peurs du sultan. Il ruine son pays et massacre son peuple. Chaque jour de vingt à trente personnes sont exilées à quelque endroit malsain de l’empire, où elles finiront par mourir de fièvre. Ce sont des gens innocents, ce sont des victimes de cette armée d’espions, ces derniers travaillant chacun à gagner du crédit pour soi en rapportant autant de traîtres que possible. Le monde entier s’était agité pour l’affaire Dreyfus mais nous avons tous les jours une affaire Dreyfus en Turquie, et personne n’en entend jamais parler. Vous ne pouvez imaginer à quel point le pouvoir est centralisé entre les mains du sultan, aucun incendie ne peut être éteint à Constantinople sans que l’ordre n’ait été donné d’intervenir. Peu importe l’heure à laquelle il se déclare, même durant la nuit, tous les détails doivent être télégraphiés au Palais et l’autorisation du sultan obtenue avant que les pompiers ne puissent intervenir. Bien sûr, d’ordinaire, ils interviennent assez rapidement, mais quand il se trouve que la maison qui est en feu appartient à l’une des famille que le sultan soupçonne de déloyauté, vous trouverez surprenant le temps qu’il faudra attendre avant que les pompiers obtiennent l’ordre d’intervenir. “Abdülhamid n’est pas entouré de gens instruits: il ne s’entourent que de ceux qui peuvent être facilement manipulés, et il laisse la gestion des affaires politiques très importantes à deux ou trois membres de la Camarilla, cette autre clique du palais. Le sultan passe la majeur partie de son temps sur d’interminable rapports envoyés par son armée d’espions, remplis des calomnies les plus viles. Un incendie s’est déclaré à deux reprises au Palais récemment et il est probable que beaucoup de personnes ont été déclarées coupables par ces espions. Maintenant, on dit que c’est la Haznadar Usta l’une des
femmes du sultan qui serait la coupable et elle sera probablement éliminée.”
En confirmation de la prédiction de la Princesse Kheyriye, il vient d’être rapporté de Constantinople que Haznader Usta, une belle femme anciennement favorite du sultan et étroitement lié à trois des plus hauts fonctionnaires de la cour a été envoyé par bateau à vapeur spécial fortement gardé vers une forteresse près de Médina, son destin ultime ne sera probablement jamais connu.
“Il est intelligent, le sultan”, a poursuivi la princesse Kheyriye; et s’il consacrait l’énergie qu’il donne à ses persécutions à la bonne gouvernance de son pays son peuple n’aurait rien à lui reprocher. Mais sa folie, c’est sa peur d’être assassiner. Je vais vous rapporté comment le sultan a tué sa propre petite fille il y a de cela deux ans. Il avait toujours un revolver ou deux à portée de main, un matin sa jeune fille était dans sa chambre avec lui, et elle souleva l’un d’eux posé sur une table. Le sultan l’a voyant faire, la première pensée qui lui vint à l’esprit fut que l’ennemi avait formé sa propre fille pour le tuer. Instantanément, il tira sur sa petite fille la touchant mortellement à la tête. Il est détesté et craint par toute sa famille. Son fils un jeune homme, Selim Effendi, qu’il a longtemps soupçonné de vouloir le tuer, est pratiquement prisonnier à Yildiz. Le sultan est entièrement étranger à son jeune frère Rached Effendi et l’a encerclé d’espions. Murad lui est bien sûr prisonnier et bien qu’il se fasse un devoir de le voir de temps en temps il ne lui parle jamais, il va même marier les deux filles de Murad à des hommes dont l’origine est moins noble. Murad a aussi un fils, mais celui-ci a disparu depuis longtemps, et personne ne sait ce qu’il est devenu.”
“Le palais du sultan est luxueux, mais sa terreur perpétuelle ne le laisse pas en profiter. Il a des orchestres talentueux qui lui jouent de la musique et du théâtre, il invite occasionnellement les ambassadeurs, mais généralement il y siège tout seul. C’est tout de même une chose des plus étranges. Rusé de nature, il parait gentil et courtois aux représentants des autres puissances, mais, en réalité son esprit est vindicatif et superstitieux . Ses richesses sont grandes, et proviennent principalement de la vente des biens confisqués propriétés des bannis par ses ordres. Il a beaucoup d’épouses mais n’a jamais aimé et n’a certainement jamais inspiré l’amour.”
“Il avait l’habitude d’apparaître en public parfois, mais maintenant on ne le voit presque plus. Lorsqu’il reçoit les ambassadeurs lors d’un dîner dans la grande salle du palais, il s’assoit une ou deux minutes seulement mais on ne le voit jamais manger. Tous ses repas sont pris en privé. Son cuisinier est l’un des rares anciens serviteurs en qui il a confiance, mais tous ses plats sont scellés avec du papier et de la cire, il n’a pas seulement un esclave qui goûte chaque plat, mais aussi des chats et des chiens, auxquels il lance des portions de viandes avant d’y gouter lui-même. Il est modéré dans son alimentation par peur pour sa santé défaillante. Il sort rarement à l’extérieur, et chaque fois qu’il sort que ce soit dans les jardins du palais, ou dans sa voiture, il est entourée de tous côtés de gardes. Il en est de même lorsqu’il va à la mosquée les vendredis. Il ne traverse qu’une cour, mais même à ce moment l’approcher est impossible, toujours entouré de ses soldats. Les étrangers étaient autorisés à assister à cette cérémonie sans formalités mais depuis le meurtre du roi Humbert chaque visiteur doit être muni d’un laissez-passer signé par l’un des Ambassadeurs.”
“Parfois, le sultan disparaît et personne ne sait où il a élu domicile, il disparait dans l’une des salles secrètes du Palais dont il est le seul à connaître les emplacements. Il y a bien sûr quelques personnes en qui il a confiance. Mais ces gens sont ennemis les uns des autres, et le sultan veille à ce qu’ils le soient, continuellement les dressant les uns contre les autres. Parfois, il lui arrive d’en renvoyer l’un d’entre eux par peur, et de le rappeler dès qu’il se sentira plus en sécurité.”
Ce que la princesse et son mari raconte de l’état de la Turquie aujourd’hui est attestée par le dernier rapport consulaire de ce pays. Selon ce rapport, il y a une pénurie générale dans tout le pays. Non seulement le pouvoir d’achat des populations se trouve au plus bas, mais les responsables turcs eux-mêmes n’ont pas reçus leur salaire depuis des mois et il n’y a aucune indication d’amélioration. D’autre part certains journaux rapportent que le sultan, par l’intermédiaire de ses émissaires est en train d’acheter des biens de toutes parts, il ne se contente pas seulement d’en augmenter les loyers, mais il exige qu’ils soient payés d’avance.
Selon une autre correspondance reçue de Constantinople 704 personnes du palais, femmes et serviteurs, ont été accusées par le sultan d’espionnage et de complicité dans les récents incendies du palais Yildiz. Elles ont été exilées au Yémen, on raconte qu’on ne les reverra jamais en Turquie.
D’après un article de Curtis Brown parut dans The Providence Journal en 1901.