Attilio Gaudio nous conte Djerba …

Vieux briscard de la presse internationale et ethnologue de renommée mondiale décédé en 2002, Attilio Gaudio était membre de l’Académie française des Sciences, et fut aussi, entre autres, responsable du service Afrique de l’Agence de presse italienne (ANSA), il nous raconte son passage sur l’ile de Djerba dans un article publié en 1966 intitulé “Djerba, l’ile des lotophages”

Attilio Gaudio

DJERBA, L’ILE DES LOTOPHAGES

Au fond du Golfe de Gabès, ou la côte se replie vers l’intérieur de la Tunisie comme pour accueillir au plus loin dans son sein les flots de la Méditerranée, une île paradisiaque accueille, depuis quatre millénaires, les gens et les civilisations que la mer lui apporte.

De tous les rivages de la Méditerranée, des îles grecques aux Baléares, de la Sardaigne à Carthage nul lieu n’est, comme Djerba, une citadelle qui garde et protège les souvenirs des navigants et des rescapés qui ont mis le pied sur son sable fin sous ses palmiers. Tandis que dans tous les autres sites que l’histoire a rendus célèbres, ce sont des pierres qui témoignent de leur passé, à Djerba ce sont les Hommes, ces habitants aujourd’hui insulaires et qui tous descendent de quelques grand peuple de l’antiquité.

HOMERE A CHANTE DJERBA

Homère a chanté cette île où vivaient des bienheureux enivrés par les fleurs de lotus et où les compagnons d’Ulysse faillirent oublier leur patrie au milieu des voluptés étrangères. Le lotus dont parle le poète de l’Odyssée était identifié par les Grecs de l’époque classique par un arbuste de Libye dont les fruits avaient la grosseur d’une olive et devenaient pourpres en mûrissant, Hérodote et Polybe nous apprennent qu’il avait la saveur sucrée de la figue et de la datte et qu’on pouvait le manger nature ou mélangé dans du vin. L’on peut se demander si à l’origine les Anciens n’avaient pas voulu simplement parler de la datte, le fruit du palmier-dattier qui est encore aujourd’hui la principale nourriture des insulaires Djerbiens et d’ailleurs de tous les autres habitants du sud tunisien et de la cité tripolitaine. Le palmier-dattier est aujourd’hui encore non seulement l’arbre nourricier de l’île de Djerba mais l’élément principal, le roi du paysage djerbien. Dans ce pays des palmes, on peut goûter au printemps sa sève délicieuse, le lagmi frais et doux que les insulaires recueillent au flanc des arbres, et en automne l’étranger, tout comme les compagnons d’Ulysse peut toujours assister à la joyeuse récolte des dattes qui met tout le peuple de Djerba en fête et suivre sous un ciel toujours limpide le lent et bucolique travail des hommes à l’ombre des jardins silencieux ou le long des chemins que traversent ries eaux ruisselantes dans un terrain doré qui rappelle déjà le grand désert du Sahara, assez proche. Elle n’est qu’à sept kilomètres du continent, mais cette chaussée que les Romains ont jetée pour l’atteindre semble traverser les temps et empêcher l’évolution des temps modernes de parvenir jusqu’à elle. Déjà un siècle avant la fondation de Carthage, les Phéniciens avaient fondé à Djerba un important comptoir qu’ils appelèrent Méninx Pendant un millénaire, l’île fut tyrienne et les techniciens de ln lointaine métropole vinrent s’y établir pour diriger l’économie du pays. Des ateliers de pourpre parmi les plus réputés de la Méditerranée produisaient sans arrêt la précieuse teinture, bien avant l’île d’Ibiza devenue colonie carthaginoise. Les Berbères qui se trouvaient dans l’île à l’arrivée des Phéniciens apprirent aussi de ces derniers à presser les fruits des oliviers sauvages qui poussaient dans toute l’ile pour fabriquer l’huile, puis à greffer ces oliviers. Des colonnes et des chapiteaux parmi les cactus restent, à proximité de El Kantara, les vestiges de l’ancienne cité troyenne.

"Ulysse au pays des Lotophages" de Théodore Van Thulden
“Ulysse au pays des Lotophages” de Théodore Van Thulden

A DOS DE CHAMEAU

Mais à Guellala, on remonte encore plus loin dans les civilisations maritimes de la Méditerranée c’est une véritable colonie des anciens crétois du 3e millénaire av. J.C. que l’on a devant soi dans ce village de 3.700 Berbères. Dans des ateliers en partie souterrains, des potiers répètent les gestes précis des ancêtres venus de l’Egée Dans les jardins, dans les petites fermes toutes blanches, on pétrit au pied l’argile en pate fine, avant de livrer au tour cette vendange de la terre d ou sortirent les cruches rondes et les pots vernissés. Depuis les époques les plus reculées de la civilisation égéenne, les poteries de Djerba caressent de leurs mains savantes cette argile de la région de Guellala. Et dans leurs fours souterrains toujours chauffés au bois d’olivier, ils cuisent les jarres et les gargoulettes dont les formes pures perpétuent la grâce et la pureté des amphores antiques, qui à bord de navires égéens. grecs, romains et carthaginois, conservaient la précieuse huile et le vin vivifiant pour permettre aux équipages anciens de traverser les mers lointaines.

Comme jadis à bord des navires phéniciens et puniques, les blanches et élégantes poteries de Djerba rejoignent la plage à dos de chameau prennent la mer et s’exportent hors des frontières de la Tunisie. A Sedouikech, autre village berbère aux blanches mosquées couvertes de coupoles et entourées d’oliviers et de dattiers, de lourdes, meules continuent depuis 3000 ans d’extraire l’huile des olives dans les vieux pressoirs souterrains. Des curieux ateliers où des tisserands travaillent sur des métiers primitifs, dont les étoffes d’antan vendue dans les rues de Carthage et de Leptis Magna sortent, encore des superbes jebbas, des couvertures décorées de bandes blanches et rouges et de motifs verts, bleus, jaunes sur un fond rouge cochenille. Ces admirables chefs-d’œuvre justifient leur antique renommée, de même que ces voiles de soie extrêmement précieux entremêlés de fils d’argent doré.

Des fraiches et blanches maisons aux toits en forme de coupoles éparpillées dans les vignobles et vergers sortent et entrent des femmes coiffées d’un long chapeau de paille pointu posé sur des foulards de laine blanche.

Ailleurs encore, autour de ce marché pittoresque de Houmt Soukh, chef-lieu de l’île d’habiles ciseleurs berbères tracent des lacis d’arabes, que sur les grands plateaux de cuivre à l’aide d’un seul burin. Dans ces petites échoppes à trésors des joalliers dont la marque artisanale de leurs lointains ascendants fut appréciée par les matrones romaines et les princesses libyennes, façonnent avec un art qui dans les siècles, n’a pas connu de décadence, des bijoux en argent blanc piqués de corail, d’opaline ou de turquoise et des coiffes étincelantes faites de pièces et de broderies d’or…

Des somptueux bijoux aux modèles berbères et phéniciens parent toutes les femmes de cette île heureuse. Souvenirs des jours passés, elles se les transmettent jalousement de mère en filles et gardent immuables, leur antique beauté

Peut être de l’art
Le petit potier de Djerba, I. Van Mens.

PAREE COMME UNE IDOLE

C’est le jour de son mariage que la jeune fille reçoit ses premiers bijoux. Elles enfilent à ses poignets fins les deux « fradi », lourds bracelets dorés, incrustés de pierre de couleur, vertes et rouges. Elle enserre ses chevilles dans les « khol khal » dorés creux et assez légers pour ne pas gêner sa marche. Puis retenant le drapé de sa longue tunique carthaginoise par un « khal » émaillé d’où pendent des multiples chaînettes tremblantes elle terminera sa toilette en posant sur son front le « tagia », riche collier d’or formé de pièces anciennes, tout semblable à celui qu’elle attache autour de son cou et qu’elle appelle joliment le « ouich ouich mahboub » d’un nom chuchotant qui évoque le cliquetis léger des pièces entrechoquées à chaque mouvement de tête. Ainsi, parée comme une idole, son fin visage brun cadré d’or, elle apparaîtra à celui qui sera désormais, pour toujours, son mari. “Lair y est si doux à Djerba qu’il empêche de mourir” disait Flaubert. Il faut ajouter: la terre, la mer et les palmiers de cette ile sont si beaux qu’ils donnent la joie de vivre dans un rêve d’Orient. Une chanson populaire tunisienne dit que Djerba est le cadeau que la mer a lait aux hommes. En effet, cette mer douce du golfe de Gabès ne cesse de faire des présents à cette ile: Les poissons font la richesse de ses pécheurs et le plaisir des chasseurs sous-marins. Grâce à ces poissons, la Méditerranée a toujours permis à cette ile de vivre, à cette oasis idéale de flotter sur elle comme une fleur de lotus sur les eaux. Voilà pourquoi Djerba garde toujours pour l’étranger une immuable atmosphère de légende et d’oubli.

Peut être une image en noir et blanc de 1 personne, enfant, position debout et plein air
Mariage à Djerba de S. Massa

Attilio GAUDIO.

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