Alexis Gierra: l’un des premiers agents de Hamouda Pacha en France

Son parcours.

Né en 1776 sur l’île Saint Paul, au large d’Alicante et dans le royaume de Valence, Alexis Gierra appartient à l’une de ces familles d’origine ligure venues deux siècles auparavant peupler l’îlot génois de Tabarka, au nord-ouest des côtes tunisiennes. Quelques années plus tard ses parents retournent s’installer à Tunis. Cette identité particulière forgée entre occident et orient, lui permettra le 15 avril 1794, d’être nommé « premier interprète des langues arabes et turques dans les concessions d’Afrique au chef lieu de la Calle. (El Kala, Algérie). Suite à la dissolution de la compagnie il occupera les fonctions de premier interprète, ou drogman, entre 1794 et 1799. Outre la traduction de la correspondance administrative entre le gouverneur de La Calle et les autorités de Tunis et d’Alger, ces fonctions comprennent un rôle actif de médiation entre marchands français et arabes, ainsi que quelques tâches de renseignement sur l’arrière-pays maghrébin. Suite à l’expédition d’Égypte, il partage le sort des Français de La Calle qui seront mis en esclavage, et sera libéré en 1801 par le nouveau consul de France à Alger Dubois-Thainville.

Illustration du fort de Tabarka.

Son exil en France.

Alexis Gierra, se réfugie en France au printemps 1801, arrivé au Vieux port de Marseille, il sera nommé dès septembre en qualité d’interprète du dépôt. Gierra devient alors un acteur important du dispositif d’accueil et d’encadrement des réfugiés à Marseille, et sa maîtrise de l’arabe et du turc fait de lui un médiateur indispensable entre les autorités phocéennes d’une part, et de l’autre des individus qui pour la plupart ne parlent pas le français. D’un ancien ancien intermédiaire des Français en Afrique du Nord, il devient celui des « Orientaux » dans le port phocéen.

Bon élève, Gierra apprend rapidement non seulement à plaider sa cause, mais aussi à tirer profit de ses connexions ; il apprend surtout à assouplir son discours original sur son mérite ainsi que sur son absolue fidélité envers la France, au profit d’une conception plus pragmatique de ses compétences comme de sa loyauté. C’est donc sans même prendre la peine de la justifier par sa connaissance de la langue arabe ou ses relations avec le Bardo, qu’il annonce en 1819 sa nomination en qualité de consul tunisien dans le port phocéen. Cette décision beylicale plonge les autorités françaises dans l’embarras vis à vis de la Porte Sublime, Paris avance alors une solution permettant de satisfaire momentanément les exigences tunisiennes : jouant sur l’absence d’équivalence européenne de la titulature arabe de l’« envoyé » (wakil) tunisien, le gouvernement français propose en effet de ne reconnaître Gierra qu’en qualité d’« agent commercial » du bey sur le Vieux Port de Marseille.

Sa chute.

Cette reconnaissance partielle de la France, la résistance traditionnelle des milieux d’affaires phocéens, (et en particulier de la Chambre de Commerce) à l’activité des marchands maghrébins et juifs à Marseille, ajoutant à cela une crise commerciale commençante en 1820 durant laquelle Gierra est resté passif conduira les envoyés de Tunis, qui au départ l’avait soutenus, à l’écarter progressivement comme en témoigne la lettre de Gierra adressé à Si Soliman Kahia (Premier ministre) le 15 décembre 1821 dans laquelle il se plaint de l’attitude de Si Hassen Mourali, maître d’œuvre de la diplomatie tunisienne sous Mahmoud Bey (1814-1824) suite à son passage à Marseille, on peut y lire:

“À l’arrivée dans cette ville [Marseille] de Sidy Hassan Mourali, chargé de faire construire des frégates pour la Régence, je m’attendais à être honoré du profit de quelque commission sur les bâtiments provenant de Tunis et de ses dépendances, chargés de marchandises pour le compte de Son Altesse notre prince, afin de former sur ces commissions les fonds nécessaires à la construction des dites frégates, mais malheureusement je n’ai pas eu ce bonheur, et Sidy Assuna a donné la préférence à d’autres de sa convenance, qui profitent en cette occasion des avantages dont j’espérais bénéficier en tant que représentant du gouvernement tunisien, alors que nous sommes perçus (je ne sais pourquoi) comme étranger au service de Son Altesse Tunisienne”

La crise commercial de 1820 aboutira inévitablement à la célèbre « crise des huiles » de 1827 à 1828, et la passivité de Gierra du déroulement jusqu’au règlement d’une crise dont une partie non négligeable se joue pourtant sous ses yeux, à Marseille lui coutera une humiliation de la part de Sidi Mohamed Ben Ayed. C’est en effet lors du passage à Marseille de l’envoyé tunisien en France, que viendra le coup de grâce pour Gierra. Dans un rapport au garde des sceaux de la Régence, il détaille ainsi l’humiliation qu’a constituée le séjour dans la ville de l’émissaire tunisien :

“Cela m’a beaucoup déplu de ne pas avoir été en sa compagnie ainsi que j’aurai du l’être, et ce fut aussi préjudiciable à mon emploi de consul tunisien que de nombreuses personnes de ma connaissance, ne me voyant pas avec lui, aient pu croire que je n’étais plus consul, et observer le peu de cas que l’on faisait de moi. Par respect et obéissance envers les ordres de Votre Excellence, je continuai à aller le voir, et le trouvai toujours entouré de certains Juifs tunisiens domiciliés ici, et arrivé auprès de lui, c’est à peine s’il me rendait le salut usuel, et il ne me disait même pas de m’asseoir comme les autres [les Juifs] ; et ceux-ci avaient auparavant une attention à mon endroit qui est aujourd’hui disparue, du fait de la manière dont Sidi Ben Ayed me traitait en leur présence. […] Sidi Mohamed Ben Ayed a séjourné à Paris environ huit mois, je n’ai jamais connu ne serait-ce que son adresse, et il a toujours correspondu avec des personnes étrangères au service de Son Altesse ici à Marseille, pour faire passer à Tunis sa correspondance, etc., etc. Cela fait plusieurs jours qu’il se trouve de retour dans cette ville, et je ne lui ai pas rendu visite afin de ne pas être reçu comme par le passé, et pour ne pas donner à connaître au public, et particulièrement à ceux qui sont continument à ses côtés, le peu de cas qu’il fait de moi, je me suis résigné à séjourner à la campagne durant tout le temps qu’il restera à Marseille, abandonnant mes propres affaires afin de ne pas être vu en ville”

Alexis Gierra choisit de démissionner de ses fonctions consulaires afin de préserver « son honneur et sa réputation ». Il s’éteint peu après, le 15 juin 1835, à l’âge de 62 ans.

Référence “Alexis Gierra, « interprète juré des langues orientales » à Marseille” par M. Grenet.

Kais Ben Ayed

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *