Témoignage: fiançailles chez Ben Ayed au 19-éme.

Parmi les scènes de la vie du harem, la cérémonie des fiançailles mérite une attention particulière. Celle que je vais avoir le plaisir de te décrire tant bien que mal, vient d’être célébrée dans la famille Ben Ayed, l’une des plus riches et des plus considérées de l’aristocratie tunisienne.

Un assez grand nombre de dames européennes furent comprises dans les invitations. Le splendide festin préparé à leur intention se composait surtout de bonbons et de délicieuses pâtisseries, parfumées à diverses essences. Les Arabes excellent dans la confection de ces douceurs, d’espèces étonnement variées.

Après avoir fait honneur à ce repas, toutes les invitées, musulmanes et chrétiennes, se rendirent dans une grande salle, richement meublée, dont le milieu était occupé par un très long divan. C’est là que se groupèrent les musiciennes et les danseuses, au costume bariolé, grotesque même, et tenant le milieu entre la mode grecque et la mode arabe. Parmi elles, se trouvait le seul homme de l’assemblée, un jeune aveugle, joueur de violon, auquel sa cécité vaut le privilège d’être toléré au harem.

Tout à coup retentissent les cris de réjouissance appelés Dsêgrite en usage dans toutes les fêtes tunisiennes, «tant musulmanes que juives. A ce signal, les femmes se lèvent et, se plaçant à l’entrée de la salle, sur deux rangs, forment la haie pour livrer passage à la fiancée. Les musiciennes entonnent leurs chants uniformes, les portes s’ouvrent à deux battants, et sept ou huit femmes richement vêtue de brocart d’or et d’argent, couvertes de bijoux comme des châsses, s’avancent portant des flambeaux, ou plutôt de gros cierges de cire blanche, rouge et or. Ces bougies, très épaisses à leur basse, se divisent ensuite en cinq branches, représentant ainsi la main étendue ( khamsa khmiss), ce qui est le signe préservatif des Arabes contre le mauvais œil, comme le poisson est celui des juifs.

Ce cortège fut suivi de près par la fiancée (aroussa) donnant la main à son père. Son costume, d’une richesse incomparable, était parsemé de diamants et de perles. Elle avait le visage caché sous un voile tissé d’argent, que son père enleva dès qu’il l’eut placée sur un coussin préparé à son intention, non loin des musiciennes.

Toutes les dames présentes se pressèrent aussitôt autour de la jeune fille, qu’elles embrassèrent sur les deux joues.

Les invités étant au nombre de trois cents environ, cette cérémonie fut nécessairement d’assez longue durée. Enfin, lorsque la fiancée eut subi le dernier de ces baisers, une parente, sa belle-sœur, je crois, s’approcha d’elle avec un petit vase contenant une pomma de rougeâtre, de la henna. Elle en enduisit les doigts et surtout les ongles de la jeune fille, autour desquels elle eut soin de rouler du ruban rouge, afin de fixer la henna (cette teinture s’enlève avec peine, et seulement au bout de quelques mois), puis elle lui enveloppa les mains de mouchoirs en tissu d’argent, noués au poignet, et les emprisonna dans deux riches sachets en velours cramoisi, ornés de broderies en or.

Cet acte symbolique accompli, le père emmena sa fille au son de la musique ; ils furent précédés, comme à leur entrée, par les femmes aux flambeaux. Ni l’un ni l’autre ne reparurent à la fête, qui se prolongea bien avant dans la nuit. Le fiancé demeura invisible, ne devant voir sa promise qu’après le mariage.

J’ai essayé de te donner une idée de la cérémonie, mais je ne pourrai jamais t’en décrire dignement la magnificence extraordinaire. Quel spectacle frappant offrait la réunion brillante autant que fantastique de toutes ces femmes au teint éclatant, aux yeux noirs, et resplendissantes d’or et d’argent, de diamants, de perles, de rubis et d’émeraudes ! La flamme rougeâtre des flambeaux de cire odorante, cette danse et cette musique bizarres , ces parfums subtils où l’ambre dominait, ajoutaient un cachet étrange à ce curieux tableau. Je me contente de t’assurer, et ce n’est pas une exagération, que les splendeurs magiques dépeintes par Shérazade ne me parurent plus une fiction, un rêve, mais se transformèrent à mes yeux en une merveilleuse réalité.

La danse arabe, qui joue un rôle si important dans toutes les réjouissances, est loin d’être gracieuse et blesse le goût autant que la décence. Les pieds et les mains n’y jouent qu’un rôle tout à fait secondaire et l’art consiste surtout en certains mouvements, ou plutôt en contorsions insolites qui exigent une grande habitude.

Pour la musique de harem, divers instruments sont usités. Il y a d’abord la darbouca, espèce de tambourin en terre cuite; la srana, sorte de violon; l’aoûd, qui ressemble beaucoup à la guitare; et bien d’autres encore qu’il serait difficile de décrire et dont l’ensemble, accompagné d’un chant doux et monotone, n’est pas dépourvu d’un certain charme sauvage, je dirai presque enivrant, qui fait rêver d’un monde inconnu plein de mystères et de voluptés.

C’est bien la musique de cet Orient sensualiste et fataliste, où, bercée par ces sons étranges, étourdie par ces parfums pénétrants, l’âme se laisse peu à peu envahir par un doux engourdissement, qui appelle et fait désirer les extases du haschisch.

Quel charme traître, quelle trompeuse magie! L’âme y perd son énergie, sa force, sa vitalité ! Donnez-moi les mélodies pures et gracieuses de Mozart, les harmonies grandioses et douloureuse ses de Beethoven, les accents graves et recueillis de Bach ! tout ce qui nous redit les joies, les luttes, les souffrances de la vie, et qui, inspiré par le génie, élève et fortifie l’âme en la portant vers les pures régions de l’idéal.

Extrait de “La Femme” 1885.

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